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Numéro spécial de la revue Didactiques


LE PAYSAGE ALGÉRIEN DANS LA LITTÉRATURE ALGÉRIENNE FRANCOPHONE (1962 - 2015)


Le paysage dans Le Maboul de Jean Pélégri

Agnès SPIQUEL
Université de Valenciennes

ISSN: 2253-0436 | Dépôt Légal: 2460-2012

Résumé | Plan | Texte integral | Bibliographie | Notes | Citation - Téléchargement

Le paysage joue un rôle essentiel dans le roman de Jean Pélégri, Le Maboul (1963). Bien qu'il soit – ou parce qu'il est – perçu par la conscience confuse du personnage fruste qu'est le protagoniste, Slimane, le paysage impose sa présence. Bien au-delà des aléas de la trajectoire personnelle du héros, c'est toute la violence de la situation coloniale qui vient s'y inscrire. Le paysage, constitué en paradigme de l'ensemble de l'Algérie, propose dès lors des symboles dans lesquels Slimane peut déchiffrer la signification profonde de son propre destin ainsi que du destin des Français qu'il côtoyait pendant la colonisation, et prendre ainsi conscience de la profondeur de son identité arabe. À travers Slimane, « son » paysage et les symboles qu'il en extrait, Pélégri raconte la naissance de la conscience nationale algérienne dans le dramatique face-à-face avec l'occupant.


Mots-clés : Paysage – symbole – destin – identité – conscience

The landscape plays an essential role in the novel by Jean Pélégri, The Maboul (1963). Although, or because, it is perceived through the confused consciousness of the rough character Slimane, the landscape imposes its presence. Well beyond the vagaries of the hero’s personal trajectory, it is the violence of the colonial situation which intrudes. The landscape, which embodies the paradigm of Algeria, proposes symbols in which Slimane deciphers the deeper meaning of his own fate and the fate of the French he encountered during colonization. Thus, he becomes aware of the depth of his Arab identity. Through Slimane, his personal landscape and the symbols he extracts from it, Pélégri tells of the birth of the Algerian national consciousness in the dramatic face-to-face with the occupant.


Keywords : Landscape - symbol - destiny - identity – consciousness


    ●    La mise en place des divers éléments du paysage.

    ●    La marque de la colonisation.

    ●    L'identité arabe.

    ●    Corpus étudié



Bien qu'il soit profondément ancré dans la terre algérienne, le roman que Jean Pélégri publie au lendemain de l'indépendance [1] ne mentionne aucun nom de lieu, sauf Alger. Cela tient, bien sûr, à sa volonté de donner au récit une portée symbolique, qui vaille pour toute l'Algérie, en situation coloniale puis sur la voie de son indépendance. Mais cette absence est rendue plausible par une appréhension très particulière des lieux qui passe par le point de vue – central et unique – du protagoniste, Slimane. Cet homme fruste a une perception analogue à celle des primitifs : chaque élément du paysage est saisi par lui dans son unicité et donc dans sa vie intrinsèque. L'absence de référent toponymique se conjugue à l'usage exclusif de l'article défini pour dire ce rapport de familiarité élémentaire : point n'est besoin de donner le nom de la montagne ; elle est la montagne, celle qui a toujours été là. Le cas échéant, tel ou tel élément, perçu dans sa dimension symbolique, quasi sacrée, prend une majuscule.


Mais Slimane, tout « maboul » qu'il soit, simple d'esprit à la pensée confuse, est aussi un sage, capable de mettre au jour une vérité, la sienne et celle du monde dans lequel il vit. Le roman de Pélégri se présente en effet comme le long retour sur lui-même, et sur le passé, d'un ouvrier agricole arabe qui, au lendemain de l'indépendance, voudrait transmettre aux jeunes son histoire ; et, pour cela, comprendre lui-même ce qui s'est joué pour lui avant la guerre de libération, puis pendant cette guerre et au moment de l'indépendance – entre autres à travers deux meurtres. Pour le lecteur, lieux, personnages, événements n'émergent que peu à peu du magma intérieur qu'est la conscience de Slimane ; lequel utilise indifféremment la première, la seconde ou la troisième personne pour parler de lui-même. Et pourtant, très vite, le paysage dans lequel se déploient le drame et la prise de conscience du personnage devient signifiant : il dit la violence de l'occupation coloniale ; il dit la guerre d'indépendance ; il dit la quête identitaire. C'est donc à trois niveaux successifs – descriptif, dramatique et symbolique – que nous allons analyser la fonction du paysage dans Le Maboul.


La mise en place des divers éléments du paysage

Vu le type de perception et le mode d'expression de Slimane, les éléments du paysage se mettent en place d'une manière très impressionniste au début du roman. Mais le lecteur voit vite se dessiner un paysage principal, celui que Slimane a presque constamment sous les yeux – cependant qu'au gré du souvenir de ses quelques déplacements, d'autres seront rapidement évoqués.


« La plaine » et « la montagne » [2] sont les éléments structurants du paysage principal – qui se pose bien comme un paysage au sens strict, c'est-à-dire ce qui peut être embrassé par le regard humain. La plaine est centrée sur la ferme de m'sieur André, selon la disposition française typique : les maisons autour de la cour et avec les jardins ; plus loin, le bois d'oliviers et l'oued bordé de roseaux. La montagne présente des plans successifs dont l'essentiel est, à mi-pente, la mechta autour du rocher, et, plus haut, la grande forêt.


La plaine s'enrichit par un effet d'extension puisque les souvenirs de Slimane font émerger le village (celui dont dépend la ferme) et d'autres villages encore (celui, plus lointain, où il est emmené au moment de son arrestation ; ceux où, trente ans plus tôt, il avait erré à la recherche d'un travail avant d'être embauché à la ferme). Ces paysages sont à peine esquissés. En revanche, le paysage de la plaine s'enrichit, de façon très précise, par une double surimpression : ce que Slimane avait perçu en arrivant à la ferme, alors dirigée par le bienveillant « m'sieur André » ; et ce même paysage à quelques moments-clé comme la grande pluie ou le tremblement de terre.


La montagne, quant à elle, s'enrichit par un effet de précision ; quand Slimane remonte dans son douar natal, le paysage déplie sa variété à mesure qu'il s'en rapproche (Pélégri, 1963, p. 154).


La perception du paysage principal varie avec le déplacement majeur que Slimane y opère quand il quitte la plaine pour la montagne, puisque de l'une on voit l'autre et réciproquement. Au début, comme Slimane, le lecteur voit le douar à partir de la plaine : « [...] là-bas dans le douar, dans cette montagne avec en haut la Grande Pierre : celle qu'on peut voir des fois de la ferme quand le ciel est tout propre parce qu'il va pleuvoir. » (p. 24). Quand Slimane monte au douar, le point de vue s'inverse ; mais, vue de la montagne, la ferme rapetissée devient un jouet d'enfant :


Il y a la plaine encore, par-dessus la première montagne, mais un morceau seulement, avec de temps en temps, comme les dominos sur la table, les morceaux blancs des maisons, des caves plus grandes, et, pour les villages, les dominos bien rangés, la ligne comme quand la partie est finie... (p. 160)


Le passage de la plaine à la montagne est tout sauf un passage insensible lié à la montée de la pente. Dans un tout autre contexte, on penserait à un effet de seuil entre le paysage de l'enfance et celui de la vie adulte, entre « chez nous » et « ailleurs » :


Toujours Slimane s'arrêtait là, pour faire le compte – parce qu'après, on peut dire, c'est l'autre pays qui commence, avec l'odeur quand il a plu des fougères grandes. [...] Il s'arrête pour faire le compte. Pour se préparer. (p.160)


Mais, en situation coloniale, c'est bien autre chose que marquent les différences du paysage. Qu'il s'agisse de la tension entre la plaine et la montagne, ou des tensions perceptibles à l'intérieur même de l'un et l'autre élément du paysage, l'usurpation des terres y est profondément inscrite.


La marque de la colonisation

Le paysage du Maboul est marqué au sceau de la séparation. Slimane le note comme incidemment : la plaine est traversée à la fois par la grand-route, qui est le chemin des Français – et particulièrement des militaires – et par le chemin dans l'oued, qui est « la route nationale des Arabes » (p. 72), celle où passent entre autres les voleurs et, depuis la guerre, les rebelles. C'est au bord de ce chemin dans l'oued, caché entre les roseaux, qu'ont lieu les deux meurtres qui structurent la prise de conscience de Slimane : d'abord celui du cousin Saïd par m'sieur Georges, le fils du vieux fermier, type même du jeune colon arrogant, meurtre dont Slimane est le témoin involontaire (pp. 85-95) ; ensuite celui, accidentel, de m'sieur Georges par Slimane (qui visait m'sieur André – nous y reviendrons) [3] .


Dès avant le déchaînement d'une violence destructrice du paysage, celui-ci est abîmé par l'occupant. C'est bien une dénaturation que perçoit Slimane quand de puissants projecteurs restent allumés toute la nuit pour empêcher les intrusions dans l'enclos où sont garés les véhicules militaires. Lui qui était gardien de nuit dans la ferme a l'impression qu'on le prive de son rôle, mais surtout qu'on lui vole le paysage nocturne, beau et silencieux, qui lui était familier (pp. 70-71). Slimane insiste à plusieurs reprises sur la destruction du paysage nocturne par la lumière des projecteurs et le bruit des moteurs ; il évoque aussi le phare destiné à traquer dans la montagne les maquisards et les fugitifs : « Toute la nuit, le phare tourne en haut de la petite montagne, il tourne » (p. 226).


L'essentiel, cependant, reste la question de la possession de la terre, qui revient en leitmotiv dans Le Maboul. Certes, vers la fin du livre, la revendication de la propriété semble minimale – encore que cette mélopée ait une grande force symbolique :


Mais, pour la terre – qu'est-ce que tu peux dire ?... Quand elle bouge, tu penses qu’elle n’est à personne. Quand elle donne la récolte, tu penses qu'elle est à toi, comme la femme – qu'elle devrait... Va savoir, maintenant, si elle peut être à tout le monde ?... [...] Il faut que tu aies, au moins, à toi, le morceau de terre sous l'arbre, là où il y a l'ombre... Comme ça quand tu meurs, tu ne changes pas d'endroit – tu te couches seulement un peu plus profond. (p. 228)


Mais, avant cela, le motif de l'occupation des terres (surtout les plus productives) est récurrent [4] et c'est un élément puissant de la structuration du paysage :


Plus loin, trois kilomètres au moins [du douar], la grande forêt. Mais celle-là, elle est aux Français, avec le garde champêtre pour surveiller... Alors des fois, un du douar, ou toi, quand tu as la colère – tu vas mettre le feu... parce qu'on sait pas comment ça se passe, mais partout où il y a les Arabes, y a rien qui pousse. Au lieu de la récolte, ils ont les gosses, beaucoup, tous avec la gandourah sale déchirée qui cache rien. (p. 41)


Slimane peut évoquer un passé où la forêt entourait la mechta et où l'eau était à tous. Mais il ne peut pas s'agir du paysage de son enfance car les terres étaient alors déjà occupées par les colons ; la mise en italique du « avant » (par exemple, pp. 202) renvoie à un passé lointain, quasi mythique, celui dont le vieux « cheïr » ne cessait de parler aux jeunes, jusqu'au radotage (pp. 44-45) pour leur transmettre, intacte, la mémoire du paysage avant que l'Algérie ne soit occupée par les Français.


La réponse à la spoliation s'opère de la manière la plus violente qui soit : la destruction par le feu – qui devient peu à peu un leitmotiv dans le roman de Pélégri. Avant qu'il ne devienne une arme de guerre, le feu est d'abord le geste de la colère et la marque d'une ré-appropriation paradoxale du trésor perdu :


Donc, un jour, dans la montagne, un soir, Slimane avait mis le feu [...]. Le jour suivant, en haut de la montagne, il y avait encore la grande fumée qui montait, qui passait, comme le nuage... Pourquoi ? Tu peux pas dire pourquoi... Peut-être d'abord, parce qu'un, dans une ferme, l'avait jeté dehors, et qu'il avait la colère... Mais ça, si on réfléchit bien, ça donne seulement le moment de le mettre – pas la raison. La preuve c'est que c'est pas chez lui, mais chez toi que tu l'allumes, dans la montagne... Si tu l'mets, c'est un peu comme quand le gosse il a l'beau bâton ou autre chose, et que quelqu'un veut l'obliger à le donner à un autre : plutôt il l'casse. Quelque chose comme ça... Comme si tu voulais montrer à l'autre, qui t'a jeté dehors, que la terre, elle est pas seulement à lui, mais aussi à toi – la preuve, c'est que tu la brûles. (p. 48)


Cette même pratique de l'incendie devient plus âpre avec la guerre d'indépendance. La destruction est plus totale et, dans le douar déserté, plus personne n'est là pour protéger les infimes chances d'un avenir (pp. 162-163). Dans la suite du livre, la pratique de la terre brûlée par les autochtones eux-mêmes relève plus du geste de l'homme désespéré que de la stratégie des insurgés :


Il [l'homme] commence même à brûler sa maison, ses affaires, tout – rien que le fusil il garde – à brûler tout, comme si maintenant il n'avait plus besoin de rien. Que du feu.


D'abord tu penses qu'ils sont devenus comme fous, parce qu'il n'y a pas de raisons pour mettre le feu à sa maison... Après tu penses qu' au contraire ils le mettent pour ne pas l'être, pour ne plus l'être – pour se guérir, si tu veux – parce qu'avant, à avoir peur, à pas dormir, à attendre, ça les rendait comme malades : maintenant, pour ne plus l'attendre, ils le mettent d'avance, même chez eux – pour que le feu commande tout le monde... Ça les rend tranquilles. (p. 236)


Du coup, le feu détruit tout le paysage, plaine et montagne ; et il devient une arme : la guerre prend la forme d'un engrenage de destructions réciproques méthodiques dont les lieux souffrent comme les êtres :


Le feu, si on le met tout seul, à cause, comme Slimane, de la colère du moment, quand il a bien brûlé on redevient tranquille. Ensuite, à la place de la colère, on trouve la rigolade. Et il semble alors qu'on « commence », pour de bon.


C'est quand deux le mettent ensemble, « avec la montre », que les choses changent. Ce feu-là, vu qu’on ne le met pas avec la colère, celle qui passe – il ne peut pas s'arrêter avec. On sait où il commence, mais on ne peut pas savoir où il va finir... C'est pour ça que, d'abord, même si on a envie, on a peur de le mettre. Il faut plus que la colère : la bonne raison – parce que l'autre, celui chez qui tu vas le mettre, même s'il a peur lui aussi au début, vu qu'il comprend pas – à la fin, quand il voit que tu veux tout lui brûler, tu lui donnes à son tour la raison. Et peu à peu, à lui aussi, l'envie lui vient : il veut à son tour le mettre, et encore plus, pour l'échange – (ou encore parce qu'il se dit que pour éteindre ce feu-là, la règle, comme dans la forêt, c'est d'en allumer un autre d'avance, dans l'autre coin, pour que quand ils se rencontrent, tous les deux s'éteignent)... Alors, vas-y, ça commence : tu me brûles un hangar, j'te brûle deux gourbis... tu m'brûles deux gourbis, j'te brûle quatre maisons... le compte il est vite fait...et pour toi, au milieu, qui regardes à droite et à gauche comme pour la balle du tennis, les deux mains ne suffisent plus – parce que ces deux feux, jamais ils se rencontrent.


Seulement ils se cherchent dans la plaine, dans la montagne, toujours à se courir après. Et en même temps qu'ils courent, ils brûlent l'écurie, la paille, le cheval, la récolte – les gens : comme s'ils voulaient rien laisser pour après. (pp. 235-236)


Arme radicale, le feu semble détruire définitivement le paysage. Pourtant, à la fin de la guerre (évoquée à la fois au début et à la fin du roman), celui-ci retrouve sa beauté et son intégrité. Bien sûr, on pourrait lire dans cette renaissance l'affirmation de la force de la nature [5] . Aussi juste qu'elle soit, cette interprétation est insuffisante – tant s'impose l'idée d'une identité profonde entre la renaissance du paysage et la naissance de l'Algérie indépendante. Sous le regard de Slimane, qui se dédouble et se voit comme un aigle planant (p. 254, p. 260), le paysage – plaine et montagne embrassés dans cet unique coup d'œil – apparaît comme réparé, car unifié dans le pays indépendant. Le protagoniste se met alors à le traverser :


[...] il avait commencé à marcher tout seul sur la route goudronnée, au bord, là où il y a le petit gravier, avec tous les vingt mètres les vieux oliviers arabes et de chaque côté , derrière le fossé et sous le soleil qui descend – plus frais parce que c'est le soir, mais encore haut et blanc, parce que c'est l'été – de chaque côté les grandes vignes . Les grandes vignes avec la grappe qui commence, les rangs bien alignés et bien droits jusqu'au bout de la plaine [...]. (p. 292)


Non seulement Slimane marche seul sur « la route des Français » mais surtout le paysage n'est plus coupé en deux : « de chaque côté [...] les grandes vignes » est mis en italique car on ne cherche plus la partie manquante, celle qui vous a été enlevée.


La fin du roman insiste par ailleurs sur la fécondité retrouvée de la terre. Les vignes ont encore les traces bleues du sulfate (reste des pratiques françaises pour une culture « coloniale ») (p. 292) mais la dernière vision, c'est celle des blés, culture « mixte », dans la plaine redevenue possession des Arabes :


Slimane – pour voir – comme si le champ maintenant était à lui, était entré dedans avec le fusil. Il avait coupé une des tiges et écrasé l'épi entre les deux mains. Quand il avait soufflé dessus, pour chasser la paille, il ne lui était resté dans la main que les grains, les gros. La vraie bonne récolte. (p. 298)


Dans la toute dernière page, le paysage se départicularise, ce que soulignent les italiques de l'article indéfini : « Il avait marché tout droit. Tout seul. Il avait traversé des vignes, un fossé avec des roseaux, un oued » (p. 298). Plus subtile est la reprise d'une phrase antérieure avec le changement de l'article ; on avait lu : « Arrivé sur le pont, il avait vu de l'autre côté, à droite de la route et jusqu'à la montagne, le grand champ de blé tout jaune, prêt à être coupé, et qui bougeait doucement à cause de l'air du soir. La bonne récolte. » (p. 294) ; on lit maintenant : « À un pont, il était arrivé sur une route goudronnée. Là, de l'autre côté d'un petit fossé, et jusqu'à la montagne, commençait un grand champ de blé tout jaune. Qui remuait dans la lumière du matin. » (p. 298). Ce n'est plus le paysage du drame particulier de Slimane ; c'est une petite partie du grand paysage qu'est l'Algérie indépendante, dans lequel tous les Arabes sont désormais chez eux. En même temps se résout une quête identitaire qui, par le biais de symboles simples et puissants, est inscrite elle aussi dans le paysage.


L'identité arabe

Slimane vit en communion avec la terre ; il s'identifie intensément à tel ou tel de ses éléments, par exemple à l'arbre qui reçoit la pluie (p. 123). Mais, cette communion n'étant pas directement liée à la possession de la terre, elle ne permet pas à Slimane de résoudre le problème de son identité : de quel côté est-il, lui qui vient du douar de la montagne mais ressent fortement la proximité avec m'sieur André ? D'autant que cette proximité se mue en amitié à mesure que le vieux fermier, rejeté par son fils, se rapproche de son ancien ouvrier. Tout le roman de Pélégri est finalement une réponse à la question : qui suis-je ? Et, pour faire émerger une réponse du magma de sa pensée, peu rompue aux abstractions, Slimane s'appuie sur deux objets naturels auxquels il s'identifie : la pierre avec l'escargot et le caillou de l'oued. Ils agissent de manière très différente : la première permet à Slimane de se dire ; le second, beaucoup plus lié au paysage, donne un contenu à cette possibilité ; mais Slimane lui-même confronte les deux.


La pierre est un cadeau de m'sieur André à Slimane ; banale à l'extérieur, elle s'ouvre en deux et laisse avoir un escargot fossile. Ouvrir et refermer la pierre permet à Slimane de visualiser la question de la conscience humaine. Désireux de raconter son histoire, il tente de remonter l'enchaînement qui l'a mené à un meurtre non prémédité. Ce faisant, il rencontre certes les réponses de la fatalité et de la volonté divine ; mais il découvre surtout sa propre pensée – ce qui mène par exemple au raccourci saisissant : « comme si Dieu, dans toi, c'était pareil que le Grand Escargot » (p. 28). Il s'éveille à la conscience de lui-même et expérimente sa vie autonome – qu'il découvre comme partie prenante de l'Histoire. C'est la pierre qui déclenche le questionnement identitaire en lui permettant de dépasser une première interprétation de son identification au caillou de l'oued comme pure passivité et impuissance. Il se demande ce qui se passe pour lui quand il ouvre et referme la pierre :


[...] en faisant ça, tu te demandes seulement (et encore c'est pas sûr !), tu commences à te demander qui est Slimane : s'il est comme le caillou, celui de l'oued, le caillou sans rien, ou s'il est la pierre avec l'escargot. [...] un jour, pendant le voyage, la pierre s'est cassée dans lui – et là, tout d'un coup, il au trouvé au milieu quelque chose, quelque chose qu'il ne savait pas qu'il avait, quelque chose comme l'escargot ... (p. 27)


En lui permettant de se découvrir sujet, la pierre le conduit à une relecture complète de son identification au caillou, que l'eau a arraché à la montagne et entraîné jusqu'au lit de l'oued, où il s'use peu à peu. Dans une première perception, ce caillou, c'est l'Arabe qui subit : pour survivre, il a dû quitter son douar natal et il vit dans la plaine, où il s'use vainement dans l'attente que quelque chose change : « Tous les jours qui passent sans qu'on leur donne l'attention, les jours, les années qui passent sur le caillou... Comme si on t'enlevait peu à peu tout ce qui dépasse avec la grande meule de l'atelier. » (p. 115) Le vieux cheïkh du village, lui, prenait la même image mais pour y inscrire sa douleur et sa colère : les cailloux sont parfois cassés au marteau, ils ont alors des arêtes coupantes ; mais quand ils s'usent, ce qu'ils produisent, c'est « du sable arabe »– manière de rappeler que « la terre elle est à toi ! » (pp. 44-45).


Quand il commence à prendre conscience de lui-même, Slimane se perçoit d'abord comme le caillou passif :


« Slimane (il s 'était dit encore) il est comme le caillou de la montagne, celui que l'eau de temps en temps pousse plus loin dans l'oued, en même temps qu'elle l'use. Et tellement elle l'use, que quand il arrive en bas, dans la plaine, il sait même plus qu'il est un morceau du grand rocher d'en haut – il a oublié... » Et en même temps, dans ta tête, tu vois tout le chemin fait depuis le début, depuis l'endroit où Slimane, avec le caillou avait commencé : le douar de la montagne avec le grand rocher, la Grande Pierre, où sa mère l'avait eu l'année qu'on sait pas... Et là aussi, parce qu'il y a tellement longtemps, il te semble que tu te rappelles d'un autre qui peut-être « par le hasard » s'appelle Slimane... Il est le caillou arabe, c'est tout ce qu'on peut dire. (pp. 40-41).


Mais, en même temps, la pierre avec l'escargot lui suggère de chercher plus avant, du côté d'une pensée, d'une conscience, aussi confuse soit-elle, comme si l'escargot se mettait à bouger dans la pierre. C'est cela qui l'aurait mené au geste essentiel de remonter dans la montagne, après qu'il a assisté au premier meurtre, celui de Saïd par m'sieur Georges – signe d'une haine irrémédiable. Slimane remonte vers ses origines pour savoir qui il est, donc de quel côté il est. Soldats français et insurgés lui demandent de choisir entre les deux camps (p. 186, p. 209) ; le choix, pour lui, ne sera pas rationnel (p. 213) mais instinctif – comme si c'était la montagne qui lui donnait la réponse : « Slimane, à présent, depuis le grand voyage, il est redevenu le morceau de la Grande Pierre, le vrai morceau de la pierre-racine celle d'avant les temps et des temps qui viendront. » (p. 250)


La montagne, en effet, est arabe, ce que manifeste l'image récurrente du burnous : « Il n'y a que la Grande Pierre, tout en haut qui reste. Avec le nuage-burnous. » (p. 200, p. 203) Comme le disait le vieux cheïr, même arrivé dans l'oued, le caillou reste arabe – et Slimane opère un renversement essentiel puisque le fossé dans l'oued devient son lieu (« Comme s'il était seulement à toi », p. 116), un coin de terre arabe au milieu des possessions françaises. Quand, revenu de la montagne, il ne quitte plus le fossé de l'oued, il le redit à son ami, Oumranne : « Ici c'est comme la montagne » (p. 272). M'sieur André, qui y vient régulièrement parce que Slimane est désormais son seul ami, le sent bien : « Chaque fois comme ça, avec les mots arabes – parce que dans l'fossé, c'est l'habitude, presque toujours il parle comme ça. [...] Des fois il donnait la nouvelle, et après, presque comme l'Arabe, il s'asseyait sur la descente du fossé, au milieu [...]. » (p. 247) Le deuxième « presque » est lourd de sens : aussi proche qu'il soit des Arabes, le colon de bonne volonté n'a pas sa place dans l'Algérie indépendante. Pourtant m'sieur André rêve d'y rester et d'y être enterré ; Slimane le souhaite pour lui – comme beaucoup en Algérie, dans les deux communautés, ont rêvé d'une Algérie plurielle après l'indépendance – rêve qui s'est vite révélé impossible. Les derniers chapitres du livre inscrivent dans le paysage ce rêve et son échec.


M'sieur André et Slimane, en effet, ont fraternisé à plusieurs reprises. Le thème est orchestré une première fois lors d'un séisme dont se souvient Slimane : confrontés à la violence de la terre, les êtres sont ramenés à une humanité a-historique :


[...] il marche maintenant avec l'homme [m'sieur André] qu'il ne connaissait pas beaucoup jusqu'à présent, mais avec qui il a bu ensemble, comme deux frères – et maintenant tous les deux ils avancent sur le chemin, dans la nuit, celle d'aujourd'hui et celle d'il y a mille ans, comme dans les Histoires où il y en a deux qui descendent de Là-Haut et qui se mettent à faire le grand Voyage sur la Terre, avec la lune arabe à gauche et les étoiles au-dessus. Sans que l'un ni l'autre sache quand ça va finir... (p. 35)


Et Slimane de s'imaginer qu'ils remontent ensemble à la source. La fraternisation entre les deux hommes s'est consolidée dans un sauvetage de Slimane par m'sieur André, dans le partage du bonheur (la naissance de leur fils respectif) et du malheur (la mort du fils de Slimane, tué par l'armée française). Au moment où Slimane prend conscience de son identité de « morceau de la montagne », m'sieur André, à l'approche de la mort, cherche la sienne ; et Slimane se dit que le vieux fermier est « un morceau de la plaine » et qu'il ne peut pas le lui signifier autrement qu'en le tuant pour qu'il y soit enterré (p. 249). Mais c'est m'sieur Georges sur lequel Slimane tire à travers les roseaux ; et le vieux fermier est contraint à l'exil en métropole.


L'Histoire se trouve ainsi naturalisée : la question de l'indépendance est inscrite dans le paysage. Au moment où Slimane redescend de la montagne, ona une fin de chapitre lapidaire : « Slimane (ou la montagne) avait choisi. » (p. 218). Slimane, ensuite, précise à m'sieur André, à propos des feux croisés des belligérants :


... Toi, au milieu – vu que ces deux feux jamais ils ne se rencontrent – tu te demandes lequel de deux c'est le bon... ? Tu peux pas savoir encore (m'sieur André) que la montagne, sans rien te dire, elle a choisi pour toi – et que les choses, m'sieur André, elles se préparent toujours comme ça – par le détour. (pp. 236-237)


Bien sûr, la notion finale de « détour » inclut l'idée du cheminement d'une décision dans la conscience humaine, ainsi que celle du hasard (qui préside au second meurtre). Mais à la fin est réaffirmée avec force l'idée d'une nécessité – en particulier pour le lieu de la mort et de la sépulture : « Là où elle veut, la terre, là où elle veut, parce que c'est elle qui commande. » (p. 294) La dernière page du roman est très subtile à ce sujet : autour du leitmotiv « C'est ça qu'elle veut la terre », elle semble d'abord entériner l'appartenance de m'sieur André à la terre d'Algérie et son droit à y être enterré ; puis elle suggère une autre nécessité, à travers le rappel de Saïd assassiné par le colon, celle du droit des Arabes. La destruction de la petite maison du vieux colon par le feu (p. 297), quant à elle, est à la fois effacement des traces et « tombeau » offert par Slimane à celui qui était devenu son ami et qui ne reposera pas en terre algérienne.


Mais, ce qui domine la fin du Maboul, c'est la marche triomphale par laquelle Slimane affirme son identité retrouvée. Le Maboul, en effet, est l'histoire d'une naissance d'un être à lui-même ; elle est posée dès les premières pages du livre :


Tout le reste, avant, c'était pas grand-chose, rien. L'histoire de Slimane peut-être, mais pas Celle de Sidi Slimane. [...] comme si jusque là il avait été seulement un caillou de l'oued, pas plus, un caillou pareil aux autres, avec de l'usure. À sa place, vu qu'il n'était même pas sûr de s'appeler Slimane, on pouvait en mettre un autre, n'importe lequel. Pour l'histoire ça changeait rien.


C'est avec ce voyage que tout avait vraiment commencé, qu'il avait commencé à être Slimane pour de bon – et même plus . Un peu comme le type qui s'en va en pèlerinage : quand il revient, il n'est pas seulement lui , mais en plus, pour les autres, il est El Hadj, le Pèlerin. Pareil pour Slimane. (p. 25)


Les derniers chapitres indiquent les étapes majeures de la conquête par Slimane de son identité ; ces étapes s'articulent sur ses déplacements dans le paysage et elles permettent à l'identité du « maboul » de déployer ses dimensions historique et symbolique, dans la fierté retrouvée de son arabité. Dans le fossé de l'oued, c'est en caïd qu'il s'attend lui-même :


Une fois même il avait pensé – un jour très chaud, de sieste, où la tête marche toute seule – il avait pensé que c'était lui qu'il attendait, lui Slimane. « Un jour – il s'était dit – ce Slimane-là va passer. Avec ou sans l'fusil, on sait pas. Mais je vais le voir arriver du bout du tunnel, en se baissant la tête pour ne pas accrocher les roseaux. Avec le bâton, ça oui, et aussi le grand burnous du caïd. » (p. 116)


Quand il remonte au douar, c'est l'ombre du vieux cheïkh qu'il rejoint, avec sa colère et ses certitudes sur la possession de la terre. Quand il redescend en courant de la montagne, il n'est plus le caillou entraîné vers l'oued ; il sait qui il est, il crie : « J'suis l'fellagha » (p. 218). Dans les toutes dernières pages du roman, il traverse la plaine, désormais à lui, et il devient, pleinement, Sidi Slimane ; ce que consacre la présence, comme familière, d'un cheval blanc qui part avec lui en direction de la montagne ; c'est le cheval mythique du Grand Émir [6] :


C'est à ce moment qu'en levant la tête (à cause du bruit peut-être c'est à ce moment qu'il avait vu – en train de venir en courant au milieu des blés, avec les oreilles dressées, les longs cheveux et le cou fier courbé comme l'osier – le cheval blanc ... qui s'était arrêté pas loin cambré, au milieu des grandes tiges, pour regarder Slimane, avec l'œil noir, l'œil fier [...]. Le grand cheval arabe.


Un moment après avec le galop, il s'était mis à droite et à gauche à courir dans sa moisson. Vers la montagne. Puis à nouveau il s'était arrêté d'un coup, en se tournant vers Slimane. Comme pour l'attendre.


Alors Slimane – Sidi Slimane – avait commencé à le suivre. À travers la récolte, mais sans jamais se rejoindre, ils s'étaient mis à avancer tous les deux vers la montagne. (p. 298)


Le maboul transfiguré remonte vers son douar ; sa tâche, désormais, est celle du passeur qui raconte aux jeunes l'h/Histoire [7] , l'Histoire de l'indépendance de l'Algérie, par le biais de l'histoire de l'accession de Slimane à la conscience de lui-même. Mais cette accession est passée par la recherche d'une explication du meurtre qu'il a commis : pourquoi voulait-il tuer m'sieur André ? Pourquoi a-t-il tué m'sieur Georges ? La naissance de Slimane à lui-même et à la fierté d'être arabe s'est donc jouée dans le rapport aux Français, le vieux fermier fraternel et son fils raciste qui, à eux deux, résument les impasses de la situation coloniale : celle-ci ne pouvait se résoudre que dans la violence, le paysage lui-même l'avait dit, et Slimane a écouté la terre. Mais, dans le puits où ont été jetés les cadavres de Saïd et de m'sieur Georges, les deux « jeunes » qui ne pouvaient pas vivre sur la même terre, Slimane veut voir aussi, symboliquement, les corps de m'sieur André et de lui-même, les deux « vieux » qui, d'une certaine manière, avaient tenté d'y vivre ensemble (p. 261). C'est sur les raisons pour lesquelles il avait décidé de tuer m'sieurAndré que se clôt le roman : « Y'avait pas, mon frère, d'autre moyen pour le dire, y avait pas ! ». Juste avant, on a vu Slimane « chanter la plainte » pour ceux qui furent des hommes de bonne volonté [8] .


Il reste à Sidi Slimane à « dire » aux jeunes ce qui s'est passé. Pour cela, il a besoin de deux objets, la pierre avec l'escargot et le drapeau algérien qu'on lui a donné le jour de l'indépendance :


[...] parce que tout d'un coup, comme au commandement, il s'était levé pour aller chercher dans le coffre la pierre, celle avec l'escargot.


Il l'avait posée doucement sur le drapeau, bien au milieu, entre l'étoile et la lune qui commence – et là, dans lui, comme pour se préparer, il avait commencé à se raconter l'Histoire . (p. 273)


Dans Le Maboul, Jean Pélégri évoque la difficile accession de l'Algérie à l'indépendance. Mais il est de ceux qui pensent que l'Histoire ne fait pas table rase du passé : rappeler ce que fut, sous toutes ses facettes, la coexistence entre Français et Arabes dans l'Algérie coloniale n'implique pas une nostalgie de l'ancien temps mais permet de vivre pleinement dans l'Algérie nouvelle. Sidi Slimane va raconter aux jeunes la naissance de celle-ci ; Jean Pélégri nous l'a racontée, à nous, par la magie de l'écriture.


Corpus étudié :

Pélégri, Jean, 1963, Le Maboul, Paris, Gallimard.




 [1] Le Maboul de Jean Pélégri est publié en 1963 chez Gallimard.

 [2] Nous avons mis ces ces termes entre guillemets pour rappeler l'usage constant de l'article défini, où se lit la perception du paysage par Slimane. Désormais nous n'utiliserons plus les guillemets ; mais tous les éléments du paysage sont ainsi désignés, nos citations le rappelleront.

 [3] Ce meurtre-là est partout présent dans le livre mais le lecteur ne comprend que peu à peu ce dont il s'agit : Slimane attendait le vieux fermier dans le fossé mais c'est le jeune colon qui est venu ce jour-là. Le meurtre est raconté – poétiquement – dans l'avant-dernière partie du livre (pp. 255-259).

 [4] L'occupation de la mer n'est pas absente : « Le grand-père, le cheïr, il disait qu'avant, la mer aussi elle était aux Arabes. » (p. 160)

 [5] Cette affirmation d'une permanence du paysage n'est pas absente des dernières pages ; on y lit par exemple : « Dans l'oued, le temps qui passe, on le voit pas. Les cailloux ça change pas. Et pas plus l'olivier ou l'arbre-laurier. Pour l'un, il n'y a que l'olive, et pour l'autre, que la fleur. La seule chose qui change c'est le nuage dans le ciel, le nuage qui vient ou qui s'en va dans le ciel de plus en plus blanc, parce que l'été n'est pas loin. » (p. 270)

 [6] Slimane avait déjà eu cette vision, en regardant la montagne, au moment de son arrestation (p. 167).

 [7] Dès le début du Maboul, Jean Pélégri distingue soigneusement les connotations du mot selon qu'il a ou non une majuscule. Voir par exemple « les Histoires » (p. 20), puis « son histoire » (p. 21 et « l'Histoire » (p. 23). À sa dernière occurrence (p. 294), le mot a, bien sûr, une majuscule.

 [8] Seul, parmi les protagonistes, m'sieur Georges en est exclu.


Pour citer cet article:

Agnès SPIQUEL, « Le paysage dans Le Maboul de Jean Pélégri», Didactiques N°10 actes du colloque « Le Paysage Algérien Dans La Littérature Algérienne Francophone (1962 - 2015) » juillet –décembre 2016, http://www.univ-medea.dz/ /ldlt/revue.html, pp.15-32




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