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Numéro spécial de la revue Didactiques


LE PAYSAGE ALGÉRIEN DANS LA LITTÉRATURE ALGÉRIENNE FRANCOPHONE (1962 - 2015)


Le fleuve détourné de Rachid Mimouni : un paysage textualisé à modélisation identitaire

Arsène BLÉ Kain
Université Alassane Ouattara

ISSN: 2253-0436 | Dépôt Légal: 2460-2012

Résumé | Plan | Texte integral | Bibliographie | Notes | Citation - Téléchargement

Dans une perspective socio-sémiotique, la présente contribution tente de faire ressortir l’ancrage identitaire de Le fleuve détourné de l’écrivain algérien Rachid Mimouni au détour du paysage figuré dans et par ce roman. Elle lit, de prime abord, la façon dont la fabrique onomastique permet à l’auteur de présenter un espace littéraire semblable à l’Algérie à travers un jeu subtil des anthroponymes et des toponymes entre fiction et réalisme. Dans une seconde articulation, l’étude étale un univers romanesque fortement ancré dans l’histoire algérienne par une ostentatoire monstration d’indices iconiques référentiels ; ce qui dévoile, en fin de compte, le paysage romanesque mimounien comme un véritable espace de questionnement identitaire.


Mots-clés : Ancrage identitaire, Fabrique onomastique, Algérie, Univers romanesque, Espace de questionnement identitaire.


This contribution in a socio-semiotic perspective tries to highlight the identity basis of Le fleuve détourné by the Algerian writer Rachid Mimouni, glancing through the land scapere presented in and by this novel. At first sightit shows the way onomastic work allows the author to introduce a literary space similar to Algeria through asubtle game of anthroponomies and to ponymies between fiction and reality. In a second part, the study shows off a fictional universe strongly rooted in the Algerian history by an ostentatious exhibition of referential icons. Finally, all this uncovers the fictional landscape as a real space of identity questioning.


Keywords: Identity basis, Onomastic work, Algeria, Fictional universe, Space of identity questioning.



    ●     Introduction.

    ●     I- Une fabrique onomastique se ressourçant dans la nation algérienne.

    ●     II- Un univers romanesque à dimensionnement historico-social algérien.

    ●     III- Le paysage romanesque mimounien : un espace de questionnement identitaire.

    ●     Conclusion.



Introduction

Étymologiquement, le paysage est l'agencement des traits, des caractères, des formes d'un espace limité, d’un pays. Avant d'être l'objet de représentations artistiques ou d'études, il était, en effet, au sens originel du terme, un pays, c’est-à-dire une portion du territoire offrant des perspectives plus ou moins importantes avec une identité bien marquée (P. Donadieu, et M. Périgord, 2005, p.31). C’est donc une notion riche, complexe et en évolution qui connaît, en réalité, aujourd’hui, plusieurs approches dont celles géographique, culturelle, utilitariste et/ou fonctionnelle.


Quoi qu’il en soit, le concept de « paysage », comme le saisissent les recherches de Roger Brunet (R. Brunet, 1995, p.7-20), est avant tout une « vue » : à la fois vue d'un espace qui existe indépendamment de nous et susceptible de pouvoir être étudié de façon objective, mais aussi vue d’un espace que l’on perçoit, que l’on sent, et cela, chacun de manière différente, donc de façon subjective. Dans cette seconde acception, le paysage reste intimement lié au regard, et ses composantes relèvent plutôt de topoï, c’est-à-dire que l’on recourt à des lieux types associés conventionnellement à des événements ou à des personnages tout aussi stéréotypés.


Une telle posture lectorale demeure, du reste, à l’origine de l’œuvre romanesque Le fleuve détourné (R. Mimouni, 1993). Les personnages de même que les espaces et les événements textualisés dans ce roman postulent assurément un paysage identitaire calqué sur le modèle de l’Algérie. La problématique qui guide cette étude consiste ainsi à montrer, au détour du questionnement identitaire, les modalités de déploiement d’un tel paysage.


Se fondant sur la perspective d’une approche socio-sémiotique de l’œuvre littéraire et partant du postulat que le paysage figuré dans Le fleuve détourné résume la situation identitaire à l’œuvre en Algérie, la présente contribution se noue autour de trois points essentiels dont le premier présente une fabrique onomastique se ressourçant dans la nation algérienne. Le second dévoile un univers romanesque à dimensionnement historique, quand le point de flexion de l’étude révèle, en définitive, le paysage romanesque mimounien comme un espace de questionnement identitaire.


I-Une fabrique onomastique se ressourçant dans la nation algérienne

L’onomastique, branche à part de la linguistique, se fonde sur l’étude des noms propres. De fait, ces noms font partie du patrimoine linguistique de chaque peuple, au même titre que les mots du vocabulaire. Dans un texte littéraire, ils indiquent explicitement ou implicitement beaucoup de nuances d’ordre non seulement grammatical, mais historique et surtout culturel. Il en est ainsi de Le fleuve détourné de Rachid Mimouni où de nombreux toponymes et anthroponymes, bien que présentés sous des formes apparemment fictives, se rapportent respectivement à des espaces et à des figures historiques algériennes.


La toponymie est l’ensemble des noms de lieux d’une région, d’un pays, d’une langue. Selon Parfait Diandué, lorsque cette toponymie développe dans le texte romanesque des paradigmes extratextuels et donne à la fiction romanesque une dénotation non nulle, on parle de toposémie (P. Diandué, 2006, p. 135).


Si, dans Le fleuve détourné, l’espace où se déroule la trame du roman demeure globalement ancré dans la fiction, certaines références toponymiques achèvent cependant de convaincre le lecteur que le roman de Rachid Mimouni se déroule essentiellement en Algérie. Bien que présentés sous la forme de noms imaginaires, ces espaces demeurent repérables en Algérie. Ce sont Les monts Boudjellel et le village de Kédar. Ces deux lieux apparaissent dans le récit à travers la présentation sommaire que le narrateur-personnage fait de lui-même : « Je suis né dans un petit douar au pied des monts Boudjellel, face au pont Kédar. Ma famille est issue de la tribu qui habite en haut, près du village Kédar » (13).


Le mont Boudjellel ou Boudjellal est, en effet, un sommet de 1,95 m, situé à la frontière de la Tunisie, dans la commune d’Oglat Ahmed [1] . Sa proximité avec Kédar est cependant fictive. Kédar est un oued de la wilaya de Relizane en Algérie. Quoi qu’il en soit, en évoquant ces deux espaces référentiels, Mimouni trahit le caractère fictif de la situation géographique de la trame du roman pour l’installer en Algérie. À preuve, lors de l’accrochage avec les forces de l’ordre pendant son bref passage dans le métier de berger qui lui valut de pratiquer toutes sortes de trafic, le personnage principal et ses acolytes traversent la frontière et se retrouvent le temps d’une nuit dans un autre pays. Ce détail est explicitement signifié à travers les propos du chef de groupe : « Nous sommes en deçà de la frontière. Ils ne peuvent pas venir nous chercher ici. Alors faites attention. Ne franchissez la ligne qu’à la nuit venue » (97).


De même que les espaces précités, certains personnages du roman, bien que désignés par des noms, a priori, imaginaires, demeurent rattachables à la nation algérienne. Le personnage principal n’est certes pas nommé, mais, malgré cet anonymie, il se meut dans l’œuvre aux côtés de nombreux autres personnages dont les noms sont superposables à ceux des personnalités ayant marqué ou marquant encore peu ou prou la société algérienne. L’on découvre, dans cette perspective, pour ne citer que les plus représentatifs, les personnages d’Omar, d’Ahmed, de Messaoud, de Si Mokhtar, de Si Chérif, de Salah et de Rabah.


Omar, l’étudiant qui se retrouve en prison aux côtés du narrateur-personnage anonyme, ressemble fort bien à Petit Omar, de son vrai nom Yacef Omar, figure emblématique de l’enfance algérienne engagée dans la guerre d’indépendance. Petit Omar était, en effet, un agent de liaison entre les combattants et les chefs du Front de Libération Nationale (FLN). Il mourut à 13 ans dans le bombardement de la casbah [2] d’Alger.


Ahmed, le Maire de la ville où se déroule principalement le récit, semble être l’incarnation de deux personnalités importantes de la guerre d’indépendance algérienne, même s’il leur reste diamétralement opposé par sa couardise et son incompétence. Il s’agit de Hocine Aït Ahmed et Ahmed Ben Bella, deux grands chefs de l’Organisation spéciale (OS) et président de la république, pour le second, après la guerre.


Quant au personnage de Messaoud qui travaille, dans le roman, pour Si Mokhtar, il s’apparente à Messaoud Zeghar, ancien officier de l’Armée de libération nationale (ALN) et homme d’affaire prospère. Si Mokhtar pourrait, de ce fait, renvoyer à deux personnalités : Mokhtar Kerkeb appelé Si Mokhtar, ancien colonel de l’Armée de libération nationale. Il pourrait aussi être assimilé au colonel Boussouf avec qui collaborait Messaoud Zeghar.


Si Chérif, lui, est le reflet textuel de Si Mohamed Cherif Mokrani. Si Mohamed Cherif Mokrani et de nombreux membres de sa famille périrent, dès les débuts de la révolution, en décembre 1956, dans le bombardement terrible par l’aviation française du camp F.L.N. de Tabouda dans le maquis de la basse Kabylie.


Viennent enfin les personnages de Salah et de Rabah, de simples éboueurs en grève, qui rappellent pourtant d’anciennes personnalités de l’Armée de libération nationale. Si Salah, de son vrai nom Ben Rabeh Mohamed Zamoum, est un militant nationaliste algérien, commandant de l’ALN et chef par intérim de la wilaya IV durant la guerre d’Algérie. Il participe au soulèvement de la Toussaint rouge [3]. Il en est de même pour Rabah qui, dès la création du FLN, devient responsable de la zone 4 (Algérois). Le 1er novembre 1954, jour de la Toussaint rouge, il organise l'action dans cette zone.


L’analyse onomastique de Le fleuve détourné de Rachid Mimouni autorise ainsi à affirmer que les espaces et les personnages qu’il donne à voir sont directement tirés de la nation algérienne. Il n’est donc pas un hasard que l’univers romanesque figuré se redimensionne dans l’histoire de cette société.


II-Un univers romanesque à dimensionnement historico-social algérien

Parce que relevant du roman, genre fictionnel par excellence, Le fleuve détourné de Rachid Mimouni présente des faits d’emblée irréels. Une mise en rapport de ce texte avec la société dans laquelle il est produit permet pourtant d’affirmer que la trame de fond de ce roman reste principalement adossée à l’histoire de l’Algérie. Cette volonté chez l'écrivain de créer une œuvre qui exprime singulièrement le contexte algérien et l'expérience qui y est vécue reste « facilement repérable et définissable par rapport au corps du texte » (P. Hamon, 1982, p.138).Ce récit remémore, de fait, des pans historiques entiers de ce pays relativement à la guerre de décolonisation qu’il a connue et aussi à la nouvelle société qui est en train de s’y bâtir après l’indépendance conquise.


La guerre de libération est présente dans le roman à travers le personnage-narrateur qui assiste aux bombardements d’un camp du Front de Libération Nationale (F.L.N) : « Un jour à l’aube, des explosions nous réveillèrent en sursaut. Je sortis en courant de la baraque. Là-haut dans le ciel, une ronde d’avions déversait sur le camp un déluge de feu. Les bombes éclataient partout. » (26)


L’indépendance du pays est aussi évoquée. Cet événement est présent dans le discours du maire du village qui explique à son cousin que «beaucoup de choses ont changé au pays. Nous sommes un Etat souverain, maintenant. » (61). Si Chérif en parle aussi, à travers une réminiscence outre-tombe : « Je suis content d’apprendre que le pays est libre maintenant. » (81).


Cette indépendance qui devrait normalement conduire au développement et à la libération présente pourtant des tares que dénonce l’auteur à partir d’indices historiques patents. Rachid Mimouni évoque ainsi les difficultés socio-économiques qu’a connues l’Algérie. Ces difficultés se résument, pour l’essentiel, dans le roman, à une épidémie de choléra, à la pénurie de pommes de terre (14) et à l’importation des œufs (37).


Mimouni fait, en effet, allusion à une épidémie de choléra (48) qui a sévi dans le pays. Depuis le XIXe siècle jusqu’à la libération du joug colonial en 1962, l’Algérie a été confrontée à diverses épidémies dont les plus récurrentes sont le choléra, le typhus et la peste. Ces épidémies qui ont décimé un nombre important d’Algériens ont quelquefois ressurgi dans les dernières décennies du XXe siècle.


De graves difficultés économiques, conséquences du départ massif des Européens, se découvrent aussi en Algérie aux lendemains de l’indépendance. Le chômage atteint une bonne frange des travailleurs (plus de 2 millions de chômeurs) et plus de 1 million d'hectares de terre sont vacants. L'État décide alors de procéder à une réforme agraire ; d’où l’allusion à un autre aspect de l’histoire du pays avec le partage des terres (13).


L’Algérie a, en effet, connu plusieurs réformes agraires. En 1963, le gouvernement algérien prend les fermes abandonnées par les colons français. Il permet aux petits fermiers de conserver leurs terres et en distribue un certain nombre à des vétérans de la guerre. Mais la plupart des terres sont transformées en fermes d'État.


À l'été 1966, le gouvernement nationalise les terres non utilisées et consacre la presque totalité des fonds à l'agriculture aux fermes d'État organisées selon le modèle socialiste. En 1970, l'État possède 27% des terres cultivables. L'année suivante, le gouvernement propose une réforme agraire d'envergure. Développée par des bureaucrates, elle vise à effacer l'exploitation dans le monde rural. Le système de fermes d'État est dissous et les terres distribuées aux paysans sans terres qui doivent rejoindre des coopératives gouvernementales où des prêts, des semences, des fertilisants leur sont fournis.


En 1974, 1.000 villages socialistes sont constitués et 6.000 coopératives formées. Environ 45% des terres cultivables du pays vivent selon ce système qui régit le tiers de la main-d’œuvre agricole. Le reste est dans les petites fermes familiales. Trop petites pour supporter une famille, celles-ci n'ont pas d'incitatif de l'État, l’accent étant essentiellement mis sur le secteur étatique, puisque les coopératives constituent un moyen de contrôler la paysannerie et de générer des profits pour l'industrialisation. La grogne se généralise chez les travailleurs agricoles du fait que le pays s’enfonce dans une crise économique qui se traduit par un chômage de masse et, surtout, une corruption galopante : la majorité de la population reste pauvre alors que les bureaucrates et les militaires au pouvoir s'enrichissent.


La corruption se généralise et les inégalités sociales se creusent. L’on s’adonne au trafic sous toutes ses formes. Le travail de berger que conseille Si Mokhtar à son neveu reflète, en la réalité, le vaste trafic de bétail le long des frontières du pays (90).


La désignation d’Ahmed comme maire est une autre forme de corruption. Il n’est pas choisi parce qu’il est compétent, mais parce qu’il est le fils de Si Mokhtar, un affairiste sans scrupules : « Il était plus bête que l’âne de son père. » (81).


La dictature qui caractérise le régime socialiste algérien après la guerre de libération est également lisible dans le texte. Le discours offensant de l’Administrateur en est une preuve édifiante : « Vous êtes tous des enfants de putains, et des traîtres. Vous devez avoir une confiance aveugle en vos dirigeants. Hier c’est nous qui vous avons sortis de la merde, ne l’oubliez pas. » (14). Le personnage de Vingt-cent corrobore, du reste, cette dictature quand il dit que « Le plus simple est de rester coi, de laisser l’Administration procéder à l’ablation de nos couilles, d’applaudir aux discours des sioux et de voter oui lors de toutes les consultations électorales. » (27).


Le rêve de Vingt-Cent, pendant une discussion qu’il a avec le personnage de l’Ecrivain, résume parfaitement cet autoritarisme du parti unique au début de l’indépendance :


« Je sais bien ce que je ferais, si j’étais ministre de la culture (...)


- Je pratiquerai sans discontinuer une politique de terrorisme culturel. Je commencerai par payer grassement une armée de censeurs machiavéliques et subtils qui s’emploient à démasquer les intellectuels de tout bord qui se verront offrir la reconversion, le silence ou l’exil. J’interdirai l’Histoire, et rayerai cette dangereuse discipline des enseignements universitaires. Je réduirai progressivement le nombre de journaux pour n’en plus laisser qu’un seul, à lire ou à ne pas lire, tenu de répéter ce qu’aura seriné la veille une radio en permanence encerclé par des blindés et qui annoncera imperturbablement un ciel d’azur sur tout le pays. Je cadenasserai les portes des téléscripteurs des agences de presse étrangères. J’oublierai d’importer des livres, je laisserai tranquillement chômer acteurs, cinéastes, hommes de théâtre. Je jetterai l’anathème sur les écrivains qui publient à l’étranger et j’égarerai les manuscrits de ceux qui veulent se faire éditer au pays. Alors, pour occuper la scène, je ferai importer, directement d’Amazonie, des aras somptueux, pour les produire à la télévision et laisser le peuple s’extasier de les voir affirmer d’austères évidences dans un langage ésotérique et rare. » (99)


Le discours de l’Administrateur en chef qui parle de l’achèvement de la rédaction du « grand document que le peuple entier attendait » (109) prend également racine dans l’histoire ; allusion est faite ici à la charte nationale élaborée en 1976, cet ensemble de textes proposés par le président Boumediene et traitant différents aspects de la vie quotidienne et politique algérienne. La charte nationale développe une vision historique des fondements de la société algérienne, en faisant largement référence aux idéologies sur lesquelles doivent reposer la nation, le socialisme et l’islam et en réaffirmant, par exemple, la langue arabe comme seule langue nationale et officielle du pays ; d’où la mémorable politique de l’arabisation à laquelle s’intéresse si bien le personnage de Vingt-Cinq :


« Car, pour préparer l’avenir totalement unilinguisé que l’Administration nous promet, on a décidé une vaste opération d’importation de machines à écrire à caractères arabes. Ils seront obligés de mettre au rebut le parc de machines actuelles. » (108).


La dernière référence historique qui intéresse cette analyse se présente sous la forme d’une allégorie. En disant que « Lénine ne fut pas un habile politicien. Sinon, comment expliquer qu’il eût pu, pendant des années, laisser son dangereux bras droit comploter dans l’ombre pour organiser sa chute ? » (165), Mimouni fait certainement allusion au coup d’État du 19 juin 1965 qui a vu Ahmed Ben Bella se faire débarquer et remplacer par son homme de confiance et ministre de la défense Houari Boumedienne. L’annonce de la mort de Staline participe aussi de cette vision et se présente comme une allégorie de la mort du président Boumediene et celle de son projet révolutionnaire : « Aux premières lueurs du jour, un homme aux allures furtives est venu nous annoncer la mort de Staline, la fin du cauchemar et l’aube d’une ère nouvelle. » (217)


Les indices historiques qui jonchent Le fleuve détourné marquent ainsi ce roman dans le terroir algérien et légitime, à n’en point douter, son statut de roman historique. Or, une approche critique de l’histoire apparaît comme un élément clé de la construction de l’identité nationale. En s’inscrivant dans l’optique historique, le roman de Rachid Mimouni apparaît, en définitive, comme un espace de questionnement identitaire.


III-Le paysage romanesque mimounien : un espace de questionnement identitaire

À sa naissance, le roman algérien était une littérature de combat qui servait d’instrument pour exposer et pour faire comprendre les problèmes socio-politiques du pays. Il était, de ce fait, résolument tourné vers les problèmes d’émancipation du joug colonial. Après les indépendances, et surtout, avec l’ouverture de l’Algérie, dans les années 80, sur le monde et la culture de l’universel, les écrivains font, dans leurs œuvres, une réflexion sociologique et philosophique sur le devenir de leur nation. Lespréoccupations s’orientent alors vers la problématique identitaire. Le fleuve détourné de Rachid Mimouni s’inscrit dans cette veine puisqu’elle exprime la dynamique identitaire dans laquelle se meut aujourd’hui l’Algérie.


Dans ce roman, le personnage-narrateur anonyme raconte une histoire composée de deux récits qui s’alternent : un récit de passé où il raconte sa jeunesse, son adolescence, son mariage, sa participation à la guerre en tant que cordonnier et son séjour à l’hôpital ; et un récit de présent où il raconte sa présence parmi des prisonniers dans un camp en plein désert.


À travers la quête de cet homme anonyme parmi les anonymes, Mimouni brosse le tableau d'une société algérienne défaite dans ses hommes comme dans ses institutions. C'est un constat amer sur la révolution confisquée où les espoirs se sont envolés et les projets ont disparu. Dans ce monde inquiétant et chaotique, la parole donnée a cédé la place à la roublardise, à la démagogie ; le capitalisme déshumanisant de l’Occident a pris le pas sur le socialisme ressassé à coup de publicité mensongère. Le personnage d’Omar le corrobore bien quand il affirme que « S’il nous fallait un réquisitoire contre ces hommes, nous n’aurions justement qu’à établir la liste des promesses non tenues. Ils ont appris à gouverner par le mensonge et la fuite en avant » (91). Le peuple est berné à travers des discours politiques tandis que quelques arrivistes édifient des fortunes scandaleuses à l'ombre des lois socialistes.


À vrai dire, pour paraphraser Jeanne Adam, « le roman présente un pays sans liberté, à la justice parfois expéditive, où la bureaucratie et l'esprit de clan s'opposent au progrès, où règne la corruption, où la religion n'est souvent qu'un masque » (J. Adam, 1984, p.16). L’Algérie de l’après indépendance est, en effet, une société de corruption, d’affairisme, d’injustice, d’autoritarisme. Tout le monde semble, d’ailleurs, enclin à ces différentes tares. À preuve, le personnage de l’Écrivain, très critique envers le régime en place, accepte pourtant de se compromettre dès que l’on le propose pour tenir le registre de la liste d’attente pour la future distribution de frigos (183). C’est à croire que nul n’est convaincu d’un idéal à atteindre, mais que tous désirent le pouvoir et le gain qui l’accompagne. Le rêve du personnage Vingt-Cent de tout accaparer s’il avait été ministre de la culture participe de cette identité sociale faite de cupidité et d’injustice (99).


En mettant un point d’honneur à flétrir les tares inhérentes à la société algérienne post guerre de libération, Mimouni dévoile assurément la conscience actuelle que se sont forgée les Algériens, une conscience caractérisée par un capitalisme impitoyable hérité de la colonisation française. Mimouni ne se lance cependant pas dans une vaine dénonciation ; en le faisant, il semble en appeler à une prise de conscience qui déboucherait assurément sur un changement de comportement.


C’est, du reste, ce que pense Amel Maafa quand il affirme que :


« C’est par la littérature qu’on peut s’affirmer et marquer une existence différente de celle d’autrui, dénoncer une réalité qui corrompt une société et même mettre sur le bon chemin une révolution qui « ne pouvait ne pas déboucher sur la contestation de l’oppression coloniale » (A.Maafa, 2013, p.103).


Le fleuve détourné se présente ainsi comme un roman de la quête identitaire qui exprime le désir de l’auteur de rectifier les manquements constatés après l’indépendance pour l’érection d’une société nouvelle basée sur les valeurs ancestrales qui ont permis de réaliser la Révolution anticoloniale. À ce titre, l’évocation de la mort de Staline perçue dans le roman comme « la fin du cauchemar et l’aube d’une ère nouvelle » (217) apparaît comme un véritable symbole.


Cette mort est une référence allégorique à la mort du Président Boumedienne, une mort qui sonne le glas de la révolution engagée sous celui-ci et qui donne l’espoir de voir naître une Algérie nouvelle établie sur les valeurs de démocratie, de justice, de solidarité, d’honneur, de dignité…


Ce questionnement identitaire reprend pied, au demeurant, dans l’adhésion de Mimouniau projet algérien d’arabisation de l’Algérie amorcé juste après la guerre de libération. C’est pourquoi, tout le long du roman, il utilise constamment des mots arabes bien qu’écrivant en français. Le fleuve détourné reste, en effet, inondé de mots arabes divers :


« Douar » (en pays arabe et, particulièrement, au Maghreb, un groupement d'habitations, fixe ou mobile, temporaire ou permanent, réunissant des individus liés par une parenté fondée sur une ascendance commune en ligne paternelle. Par extension, c'est une division administrative de base, une fraction territoriale de la commune). « Kachabia » (robe traditionnelle longue et ample portée par les hommes et les femmes. C'est l'habit traditionnel des régions froides d'Algérie). « Souk » (en arabe, c’est un marché forain éphémère, généralement hebdomadaire. C’est aussi un lieu de transactions commerciales. Il est presque toujours en plein air). « Hamman (signifie en arabe « eau chaude »). Chaouch (nom porté par un huissier en Afrique du Nord, au temps des colonisations ottomane puis française). « Fellah » (en arabe ,renvoie au terme paysan, travailleur agricole), « djemaa » (districts ou communes kabyles), « oued » (emprunté à l'arabe ‘ouādī’, c’est-à-dire « vallée, lit de rivière, rivière » ; il désigne un cours d’eau).


Depuis l'indépendance, l'État algérien se définit comme arabe et musulman. La politique linguistique et culturelle mise en œuvre par le Front de libération nationale (FLN), le parti socialiste algérien qui contrôle le pouvoir depuis l'indépendance, ainsi que les différents gouvernements qui se sont succédé, ont tous favorisé l'arabisation et l'islamisation de la société algérienne. Les diverses constitutions successives depuis 1963 sont constantes sur ce plan : l'islam est la religion de l'État et l'arabe, sa langue nationale et officielle. La Constitution de 1996 (en vigueur, mais modifiée en 2002 et en 2008) rappelle la prééminence de l’arabe sur les autres langues [4].


Ce processus de questionnement identitaire à l’œuvre dans Le fleuve détourné se fonde sur le cosmopolitisme de la nouvelle Algérie. Pour Mimouni, le citoyen nouveau algérien est au carrefour d’identités multiples : français par la colonisation dont il a intégré certaines valeurs, même celles qui semblent négatives, arabe par sa situation dans la grande aire culturelle arabophone qu’il assume avec fierté, mais toujours et surtout algérien par son attachement à « l’honneur de la tribu » [5].


Conclusion

Les espaces et les personnages de l’œuvre romanesque Le fleuve détourné constituent des indices iconiques référentiels, car repérables dans un extra-texte entièrement enfoui dans la nation algérienne. Cette présence de personnages et d’espaces rattachables à l’Algérie finit par redimensionner le roman de Rachid Mimouni dans le cadre historique algérien. Cette œuvre fait, en effet, largement référence à des pans historiques entiers de ce pays aussi bien pendant la guerre de décolonisation qu’après l’indépendance conquise de haute lutte. Cette exubérance de référents historiques permet, du reste, à cet écrivain de mettre en exergue la conscience historique actuellement en construction dans ce pays, relevant, de facto, le positionnement identitaire cosmopolite de l’Algérien d’aujourd’hui partagé entre la culture ancestrale, celle héritée de la colonisation française et celle ressortissant encore à l’espace arabophone.


Ce cosmopolitisme identitaire n’enlève cependant rien à l’intérêt littéraire d’une œuvre comme Le fleuve détourné dont l’hétéromorphisme des jeux du paysage se ressourçant dans la sphère géo-historico-culturelle de l’Algérie élèverait, à n’en point douter, au rang de véritable roman national.




 Adam, Jeanne., (1984), « Le fleuve détourné de Rachid Mimouni », CELFAN Review, 4, p.15-17.

  Brunet, Roger., (1995), « Analyse des paysages et sémiologie », Alain, Roger.,La théorie du paysage en France (1974-1994), Seyssel : Champ vallon, p.7-20.

  Diandué, Bi Kacou Parfait.,(2006), « La dialectique de l’espace identitaire dans Allah n’est pas obligéd’Ahmadou Kourouma »,En-Quête ,n°15, p.132-141.

 Donadieu, Pierre., et Périgord, Michel., (2005), Clés pour le paysage, Paris : Ophrys.

  Dortier, Jean-François., (septembre/octobre/novembre 2000) « Identité-Des conflits identitaires à la recherche de soi », Sciences Humaines-Les grandes questions de notre temps, Hors-série n°34.

  Ferhat, Abbas., (1984), L'Indépendance confisquée. Paris : Flammarion.

 Hamon, Philippe., (1982), « Discours contraint », Littérature et réalité, Paris : Seuil, p.138.

  Harzoune, Mustapha.,(décembre 2014), « Le roman algérien et les “identités meurtrières” »,Hommes et migrations [En ligne], 1298 | 2012, consulté le 25 mars 2015. URL : http://hommesmigrations.revues.org/1580

  Maafa, Amel., (2013), « La temporalité éclatée et son inscription dans l’Histoire chez RachidMimouni »,Synergies,Algérie n°19, p.101-107

  Mimouni, Rachid., (1982), Le fleuve détourné,Paris : Robert Laffont.

  Stora, Benjamin., (1993), Histoire de la guerre d'Algérie, Paris : La Découverte.

 Stora, Benjamin., (1994), Histoire de l'Algérie depuis l'indépendance. t. 1 : 1962-1988, Paris : La Découverte.




  [1] 120 km au sud de Tébessa, chef-lieu de la wilaya du même nom.

  [2] Dans les pays d'Afrique du Nord, une casbah est une citadelle, telle la casbah des Oudayas, à Rabat, la casbah de Tunis ou celle d'Alger, qui étaient à l'origine des fortifications militaires.

  [3] La Toussaint rouge, parfois Toussaint sanglante, est le nom donné en France à la journée du 1er Novembre 1954, durant laquelle le Front de libération nationale (FLN) manifeste pour la première fois son existence en commettant une série d'attentats en plusieurs endroits du territoire algérien, à l'époque sous administration française. Cette journée est rétrospectivement considérée comme le début de la guerre d'Algérie (1954-1962) et est devenue une fête nationale en Algérie.

  [4] Constitution de 1996 (modifiée) :

  Article 2 (1996) L’islam est la religion de l’État.

  Article 3(1996) L’arabe est la langue nationale et officielle.

  Article 3 bis (adopté le 10 avril 2002) Le tamazight est également langue nationale. L'État œuvre à sa promotion et à son développement dans toutes ses variétés linguistiques en usage sur le territoire national.

  Article 178 (adopté le 15 novembre 2008) Toute révision constitutionnelle ne peut porter atteinte :

  1- au caractère républicain de l’État ;

  2- à l’ordre démocratique, basé sur le multipartisme ;

 3- à l’islam, en tant que religion de l’État ;

 4- à l’arabe, comme langue nationale et officielle ;

 5- aux libertés fondamentales, aux droits de l’homme et du citoyen ;

 6- à l’intégrité et à l’unité du territoire national.

  [5] Titre d’un roman de Rachid Mimouni publié en 1989.


Pour citer cet article:

Arsène BLÉ Kain , « Le fleuve détourné de Rachid Mimouni : un paysage textualisé à modélisation identitairei», Didactiques N°10 actes du colloque « Le Paysage Algérien Dans La Littérature Algérienne Francophone (1962 - 2015) » juillet –décembre 2016, http://www.univ-medea.dz/ /ldlt/revue.html, pp.33-48




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