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Numéro spécial de la revue Didactiques


LE PAYSAGE ALGÉRIEN DANS LA LITTÉRATURE ALGÉRIENNE FRANCOPHONE (1962 - 2015)


Le paysage entre le conventionnel et le réel dans Oreille rouge d'Eric Chevillard et L'Equation africaine de Yasmina Khadra

Abbes MARZOUKI
Université de Sousse

ISSN: 2253-0436 | Dépôt Légal: 2460-2012

Résumé | Plan | Texte integral | Bibliographie | Notes | Citation - Téléchargement

Dans le présent travail, il s’agit de montrer comment le paysage pourrait se présenter comme un point de tension entre le conventionnel et le réel, entre le prévu et la découverte de l’authentique. Dans L’équation africaine de Yasmina Khadra comme dans Oreille rouge d’Eric Chevillard, les narrateurs montrent une vision manichéenne à l’égard de l’Afrique. Le paysage naturel ou animalier jouera un rôle crucial dans la détermination de la réalité. Seule l’expérience vécue dans l’espace et dans le temps permettrait aux personnages de surpasser les idées préconçues, conventionnelles ou stéréotypiques pour décrypter une authenticité sociale et culturelle, traduite par une description paysagère extra-visuelle et non statique. En d'autres mots, c’est la sensibilité au paysage qui pourrait traduire le passage du paysage au pays. L'interprétation du premier permet en quelque sorte une autre vision du second.


يتعلق الأمر في هذا المقال بإظهار كيف أن المشهد الطبيعي قد يبدو كنقطة اختلاف بين المتعارف عليه و ما هو كائن ، وبين ما ينتظر والأصل. في المعادلة الأفريقية لياسمينة خضرا و الأذن الحمراء ل إيريك تشيفيلار، ينطلق الراويان من زاوية الخير و الشر في نظرتهما لأفريقيا. والمناظر الطبيعية والحياة البرية تكون حاسمة في تحديد الواقع. تجربة الشخصيات مع المكان والزمن تسمح لها بتجاوز الأفكار المسبقة، التقليدية أو النمطية لتمثيل الأصالة الاجتماعية والثقافية. من خلال وصف للمناظر الطبيعية يتجاوز الجماد و الثبات. وبعبارة أخرى، فإن العلاقة الخاصة بالمشهد الطبيعي تنعكس مباشرة على توصيف المكان و البلد.


الكلمات المفتاحية: المشهد الطبيعي – المكان – الزمن - الأصل


In the present work, it is to show how the landscape might look as a point of tension between the conventional and the real, between the expected and discover the authentic. In L’équation africaine of Yasmina Khadra and Oreille rouge of Eric Chevillard, the narrators show a Manichean vision for Africa. The natural landscape and wildlife play a crucial role in determining the reality, only the experience in space and time allow the characters to overcome prejudices, conventional or stereotypical to decrypt a social and cultural authenticity led extra visual description of the landscape, not static. In other words, it is the sensitivity to the landscape that proves translate the passage of the landscape in the country; the interpretation of the first somehow allows another vision of the second.



    ●    Introduction.

    ●    La dichotomie paysagère : entre l'expérience et le réel.

    ●        a) Le paysage : une double représentation réaliste.

    ●        b) Le paysage dans Oreille rouge : entre l'imaginaire et le réel.

    ●    II) Le paysage : pour une quête du réel.

    ●    Conclusion.


Introduction

« Afrique, dit-il encore. Afrique ! Viens dans mon poème » (E. Chevillard, 2005, p. 55). Voilà l'objectif du narrateur d'Oreille Rouge de Chevillard : écrire le grand poème sur l'Afrique du retour à Paris. L'Equation africaine de Yasmina Khadra, comme son titre l'indique, s'intéresse aussi à l'Afrique. Dans les deux textes, le récit est le fruit d'une double vision sur ce continent dont le paysage naturel et animalier sera un élément déterminant. Dans les deux romans, seuls l'expérience et le vécu au sein de l'espace puissent dévoiler l'authenticité identitaire et culturelle de l'Afrique. Reste à savoir, comment l'interprétation du paysage pourrait-elle mettre en lumière l'aspect réel de celle-ci ? Le signe du paysage pourrait-il cautionner une relecture du conventionnel et du stéréotype ? Sa description permettrait-elle une reconstruction des structures fictionnelles adoptées et préconçues ? Ou bien sa mise en scène demeure la traduction fidèle de la subjectivité ?


La dichotomie paysagère : entre l'expérience et le réel

Dans le roman de Chevillard comme dans celui de Yasmina Khadra, le lecteur assiste à une confrontation manichéenne entre les personnages et le milieu où ils voyagent. Dans l'un comme dans l'autre, volontairement ou involontairement, leur parcours débute par l'ignorance des spécificités de leur destination ou du moins par des idées préconçues sur le lieu visé. Dans la trame romanesque, le paysage jouera un rôle déterminant au sein de cette inéluctable confrontation entre le réel et le conventionnel, voire entre le réel et l'imaginaire, ou encore entre deux cultures différentes.


Par ailleurs, le paysage cesse d'être un simple décor naturel qui fascine les personnages et/ou le lecteur, ce qui importe ce n'est pas la description de son apparence mais plutôt et surtout sa force extra-visuelle, le regard lié au paysage n'est du tout constant et statique mais il nécessite une relecture plus dynamique et plus profonde au sens de recourir, pour ce faire, à une certaine expérience vécue dans un temps durable qui unit vision, corps et situation. Oreille Rouge comme L'Equation africaine mettent en scène des personnages qui entretiennent des rapports inévitables avec les paysages naturels.


a) Le paysage : une double représentation réaliste

Dans L'Equation africaine, on s'attarde essentiellement sur deux représentations différentes du paysage qui évolue avec les péripéties et surtout avec les personnages, avec leur psyché et leur situation. De ce fait, en tant que facteur non fixe, le paysage va jouer un rôle crucial dans la détermination des appréciations des personnages. Il serait, entre autres, le reflet de leur vécu et leur sensibilité à l'espace dans lequel ils se situent. Le récit relate l'histoire d'un médecin allemand qui, ignorant complètement l'Afrique, se trouve confronté à une double image africaine. D'abord, un lieu laid, sauvage et hostile, et ensuite un lieu teinté des signes du beau, de la foi, de l'espoir, de survie et de philosophie. Pris en otage avec son ami Hans, lors de leur voyage au Mali, le docteur Kurt Krausmann va se trouver involontairement face à un monde qu'il ignore concrètement mais sur lequel il porte, peut-être, quelques idées dictées par la convention : l'Afrique est le continent des espaces désertifiés, de la sauvagerie et de la misère.


Effectivement, la découverte commence par une confirmation due à la description des paysages reflétant de telles images. En Conduisant sur une route inconnue, le docteur décrit ce qui s’offre à ses sens :


« Un territoire pierreux, anthracite, que la désertification ronge à satiété. Des lisérés de broussailles signalent l’endroit où coulait, jadis, une rivière ou un fleuve ; quelques arbres rachitiques titubent çà et là, les branches levées au ciel comme les bras d’un vaincu, mais toujours pas de villages en vue » (Y. Khadra, 2012, p. 60).


Une telle description façonnée d'un regard esthétique est là pour mettre en exergue l'état d'âme d'un personnage qui se sent confronté à un endroit solitaire et isolé. Le paysage décrit montre en quelque sorte la jonction inévitable entre le vécu du personnage et la nature telle que configurée et lue par le narrateur. La notion du paysage dépasse donc la simple décoration pour proposer une nouvelle lecture de l'espace, un espace dans lequel le docteur Kurt se sent étranger : « Le monde qui m’entoure m’enserre telle une camisole » (Y. Khadra, 2012, p. 81). Dans ce cas, il suffit de lire les images paysagères pour se rendre compte de sa mélancolie qui progresse avec le temps, dans ce « monde de soif et d’insolation » où « [...]. Hormis les tourbillons de poussière que le vent déclenche et abandonne aussitôt, et les rapaces croassant dans un ciel aride, c’est le règne implacable du silence et de l’immobilité. Même le temps semble crucifié sur les rochers sinistres qui se dressent contre l’horizon pareils à de mauvais présages » (Y. Khadra, 2012, p. 81).


Dans la trame romanesque s'élaborent différentes isotopies du vent, du désert et du soleil qui s'entremêlent afin de dessiner des paysages teintés de violence et de misère. Le narrateur nous livre, à titre d'exemple, l'image du « vent de sable qui aura sévi trois jours et trois nuits » (Y. Khadra, 2012, p. 86) et des « vents bredouilles à la manière des vagues sur les plages sauvages » (Y. Khadra, 2012, p. 137). L'omniprésence du vent est là pour insister sur l’image de la terre aride ainsi que sur le pouvoir du désert : « dans son incommensurable ignominie » (Y. Khadra, 2012, p. 114), « un désert sourd, misérable et nu » (Y. Khadra, 2012, p. 137) qui :


« S’accentue, escamotant les touffes de végétation dans de furtifs tours de passe-passe. Hormis les rapaces et de rares fauves effarouchés par le vrombissement des pick-up, le territoire évoque une planète dépeuplée, mortelle de monotonie, livrée à la fournaise et aux érosions. » (Y. Khadra, 2012, p. 70).


De même, le narrateur ne cesse de s'attarder sur la force  d'un soleil violent, un « soleil féroce » (Y. Khadra, 2012, p. 157) qui « incendie [ses] yeux » (Y. Khadra, 2012, p. 119) et qui semble accaparer un paysage désertifié où règnent le silence et la force de la chaleur. Face à ce soleil « outrageusement souverain » qui domine aussi bien la « terre » que le « ciel »[1], le narrateur devient condamné à subir le pouvoir et les lois d'un paysage qui l'oblige à se fixer dans une contemplation interminable par rapport à un temps lourd et non fugace. Le docteur nous relate :


« Le soir, à l’heure où la terre s’inverse comme un sablier, je prends place sur un bloc de rocaille et observe, à ras l’horizon, le soleil en train de se faire violence. La chaleur s’est essoufflée, et un silence hypothétique, semblable à celui d’une trêve, couve la plaine. Une enfilade d’arbres haillonneux serpente entre des collines polies comme des carapaces sur lesquelles ricochent les lumières rasantes du couchant. [...]  Je voudrais que le temps s’accélère, que le soleil disparaisse pour réapparaître dans la minute qui suit, que par on ne sait quel tour de passe-passe demain arrive plus vite que la nuit. » (Y. Khadra, 2012, p. 163).


De ce fait, il importe de signaler le rôle du paysage dans la focalisation du parcours pénible du narrateur causé par les agressions des pirates. Toutes les situations ardues sont définies par des signes et des images paysagères, la souveraineté des éléments naturels qui dessinent divers paysages sinistres et menaçants comme la mort n'est autre que le reflet de la cruauté du phénomène de la piraterie. Cependant, par rapport à l'évolution de l'intrigue romanesque, on assiste à un changement au niveau des images attribuées au paysage qui se métamorphose en fonction des appréciations et des intonations des personnages. Parallèlement à l'adaptation des otages avec leur environnement jusqu'à leur libération et leur retour, le paysage cesse d'être l'incarnation de la souffrance et la crainte pour se convertir selon les estimations de ceux-ci. Désormais, se sentant libre et rassuré au sein d'un monde serein, le narrateur nous révèle des images paysagères complètement contradictoires à celles déjà évoquées sachant qu'on est encore dans le même environnement africain. Il décrit par exemple une matinée qui est «d’une clarté éblouissante » grâce à un soleil qui « se veut artiste » dont la lumière est « criarde » et la limpidité des ses horizons « surfaite » de telle manière qu'il participe à embellir un jour qui « cherche à se démarquer des autres. Pour qu’on le voie. Pour qu’il s’imprime à jamais dans [son] subconscient. » (Y. Khadra, 2012, p. 217).


b) Le paysage dans Oreille rouge : entre l'imaginaire et le réel

Le roman de Chevillard, comme celui de Khadra, obéit à une double représentation. Seulement, dans le premier il s'agit d'une coexistence de deux représentations réalistes du paysage alors que, dans le second, le paysage est présent avec deux images : l’une préconçue, c'est-à-dire imaginaire et fictive et l'autre réelle, voire authentique. En effet, dans le premier, le récit du personnage principal, Oreille rouge, commence par une imagination préétablie : le lieu exploré sera sans doute l'espace des paysages vierges, de l'excès de chaleur, des images stéréotypées et des animaux sauvages, du désert et de la savane. Il a commencé son voyage d'écrivain par se rappeler, avant d'élaborer son grand poème sur l'Afrique, d'autres écritures et poèmes qui évoque l'Afrique, entre autres le paysage sauvage et misérable :


« Afrique Terre rouge de l'homme noir [...]
Ici la discipline et la sauvagerie sont coépouses [...]
Afrique Rivage sec de la Voie Lactée
Lune de la lune sans eau ni électricité » (E. Chevillard, pp. 14-15).


Egalement, dans ce roman comme dans plusieurs romans de Chevillard, c'est l'imaginaire animalier qui semble rajouter une importance particulière au paysage africain. Le paysage de la savane sera dominé par des animaux géants et sauvages, des éléphants, des lions, des rhinocéros et des girafes : « l'Afrique n'a jamais été pour lui qu'une création poétique, un territoire peuplé par le songe d'animaux chimériques, l'éléphant (l’éléphant !), la girafe (la girafe !).» (E. Chevillard, p. 115). Cependant, depuis son arrivée jusqu'à son départ, le voyageur/écrivain se trouve face à la découverte de la "vraie" Afrique, face à l'authenticité de l'Afrique, face à un paysage naturel et animalier différent de celui déjà imaginé. C’est ainsi que : « commence et finit le chapitre safari. Il n'y a plus d'animaux dans la savane malienne. Non, ce n'est décidément pas une girafe, là-bas, au milieu des grands arbres, la perspective fausse tout, ce n'est qu'une sauterelle dans l'herbe à vos pieds. Le mouton s'est tellement répandu qu'il a chassé de leur territoire le lion et le guépard.» (E. Chevillard, pp. 90-91).


Dès lors, il va s'établir un parallélisme inévitable entre le réel et le fictif : bien qu'il ne découvre rien de cet aspect énigmatique et sauvage de l'Afrique, bien que la réalité découverte soit inopinée, oreille rouge, "anti-voyageur", s'obstine à décrire le paysage africain selon les structures fictionnelles ou mythiques adoptées. Désormais, Chevillard tourne en dérision son personnage. La perception de l’Afrique n'est au fond qu’une construction poétique, une « fiction naïve de l’innocence préservée, de la Préhistoire qui dure » (E. Chevillard, p. 15). L'ironie est là pour remettre en question la subjectivité du personnage écrivain qui fait l'interprétation du paysage et la filtration de la réalité brute selon ses imaginations préconçues. C’est ce qu’affirme Pierre Jourde par rapport à cette confrontation entre réalité et imagination :


« La littérature façon Chevillard a donc une double fonction : être vraiment réaliste – c'est à dire désolante – par illogisme ; compenser cet accablant réalisme en nous proposant un autre monde, dans lequel les choses n'ont que cette seule activité : apparaître. Cela semble deux spécialités bien différentes. En fait, le réalisme et l'utopie s'engendrent l'un l'autre. On pourrait même dire : on ne peut rendre manifeste ce que sont les choses qu'à partir de leur aliénation et de leur perte. » (P. Jourde, 2002, p. 346).


Effectivement, c'est « la perte » de l'image fictive déjà dessinée dans l'esprit d'Oreille rouge qui l’oblige à se focaliser sur le cadre imaginaire de la description. Au sein des paysages, le narrateur se lance dans une quête interminable des animaux sauvages. Partout où il allait, les girafes et les hippopotames sont sans cesse recherchés mais jamais retrouvés. Aussi, le narrateur puise-t-il dans l'imaginaire au point qu'il croit voir « deux lionnes » alors qu'il s'agit en réalité de « deux chiens errants »[2], de même qu'il croit voir « un si gros papillon » alors qu'il s'agit d' « un petit sac en plastique dans le vent. » (E. Chevillard, 2005, p. 110). Au sein du paysage de la savane africaine, se trace sans cesse ce jeu entre le prévu comme il est enraciné dans l'imagination d'Oreille rouge et le réel inéluctablement démontré. C’est ce qu’affirme Olivier Bessard-Banquy à cet égard : « C'est dire qu'avec Chevillard le lecteur sombre immanquablement dans le pli étrange de mondes imaginaires dont les lumières éclairent souvent d'un jour surprenant les ombres difformes du monde réel. » (O. Bessard-Banquy, 2003, p. 21).


II) Le paysage : pour une quête du réel

Dans L'équation africaine, comme dans Oreille rouge, une importance singulière est accordée à l'hétérogénéité paysagère : on parle d'un paysage souvent contrasté, toujours en métamorphose selon l'expérience vécue par les personnages au sein d'un espace ou un lieu quelconque. Ignoré par ceux-ci, ce lieu devient propice à la coexistence de deux visions paysagères contradictoires, de deux formes paysagères et culturelles différentes. Ce jeu de représentation paysagère est donc forgé par une voix poétique et un travail esthétique par les deux écrivains qui manient à leur guise la diffusion des images paysagères tout en mettant en évidence leur complexité par rapport à la jonction pays/paysage. En d'autres termes, ce sont l'intimité et la sensibilité au paysage qui s'avèrent le primat du passage du paysage au pays. L'interprétation du premier permet en quelque sorte une autre vision du monde comme le signale Jean Pélégri : « C’est en les paysages que s’élaborent jour après jour notre sensibilité et notre métaphysique du monde. » (J. Pélégri, 1989, p. 96).


De plus, il est nécessaire de s'attarder sur la valeur symbolique du paysage qui pourrait mettre en lumière une certaine réalité loin des idées mythiques ou conventionnelles. La pluralité des images paysagères ne peut que dévoiler la pluralité des images africaines : l'Afrique n'est pas seulement « l’addition des famines, des guerres et des épidémies » (Y. Khadra, 2012, p. 170). Il s’agit d’une autre Afrique qui cache d'autres secrets et d'autres valeurs. L'équation africaine est déjà un titre assez suggestif dans la mesure où il marque une ambivalence, une double représentation d'une Afrique qui oscille entre le négatif et le positif, selon la perception subjective des personnages.


Cependant, derrière cette subjectivité s'installe une autre signification objective, exigée par un paysage variable et polyvalent susceptible d'émettre les signes d'une authenticité africaine qui, avec ses images inoubliables, va imprégner les meilleurs souvenirs dans l'esprit du narrateur. D'ailleurs, le désert grâce à « son souffle doucereux » (Y. Khadra, 2012, p. 183) n'est pas aussi violent, signe de ruine et de malheur comme il l’était. Bien au contraire il devient éblouissant et représente le premier élément à perdre dès le départ. A l'instar d'Oreille rouge qui, à son retour, devient l’africain : « il est l'africain » (E. Chevillard, 2005, p. 145). Le médecin Kurt semble, aussi, attaché à l'Afrique, en particulier au paysage africain, il affirme :


« Dans le petit avion qui me ramène en Allemagne, je sais que je ne rentre pas entier. Une partie de moi est restée captive du désert, [...]. Mes tempes sont remplies de fracas, l’odeur du charnier colle à mes narines, mes poumons sont pleins de sable. » (Y. Khadra, 2012, p. 221).


Par conséquent, les voyageurs qui établissent de multiples liens avec le paysage puissent s'y adapter au sens de mieux saisir cette Afrique qui « aime les mystères » (E. Chevillard, 2005, p. 93), lesquels pourraient justifier les liens d'amitié et d'amour qu'établissait le docteur nonobstant toutes les difficultés et au sein d'un lieu où « Le chagrin, les joies, la maladie ne sont que pédagogie » (Y. Khadra, 2012, p. 169), au sein d'une Afrique qui est « une certaine philosophie de la rédemption. » (Y. Khadra, 2012, p. 93).


De même, dans Oreille rouge, le narrateur s'occupe à démontrer des clichés et des stéréotypes africains. Or, c'est le fait de le tourner en dérision avec un jeu ludique incessant que Chevillard va démythifier ces stéréotypes aux yeux du voyageur occidental. Dans ce cas, le paysage africain sera dépourvu des images conventionnelles, pas de sauvagerie, ni de mythes. Durant toute la quête du narrateur, l'hippopotame est toujours absent dans les eaux du fleuve, le baobab, « le grand arbre majestueux », « qui cache l'Afrique aux yeux de l'Occident » est encore inexistant. Donc, c'est à travers la mise en scène de ces stéréotypes forts injustifiables que l'écrivain tente de mettre en valeur la vraie image d'un pays ou d'un peuple. C’est ce qu’affirme Pageaux :


« Les images appartiennent au temps long, et plus particulièrement les images stéréotypées, parce que le stéréotype est foncièrement anachronique, ou mieux a-chronique, en ce qu’il sert à montrer (et à démontrer), en dehors d’un temps historiquement défini, l’essence, ou une part essentielle, de la culture (et de la nature) d’un peuple. » (D-H. Pageaux, 2003, p.13).


Effectivement, après avoir joué avec les clichés tels des idées géniales, Oreille rouge se lance dans la découverte de la vraie Afrique, une Afrique flexible et non constante dépassant par cela tous les stéréotypes construits dans l'esprit occidental. Dans ce cas, mettant en scène de vaines illusions du paysage animalier et social de l'Afrique, l'apport ironique de Chevillard aura une double portée ontologique dans la mesure où, d'un côté, il essaie d'abolir l'image figée attribué à l'homme africain en le montrant à maintes reprises occidentalisé, et d'un autre côté, il critique son personnage qui se croit cosmopolite et ouvert à l'Autre alors qu'il est incapable de déceler la vérité de cet Autre. En d’autres termes, c'est l'altérité, le partage et la connaissance de l'Autre qui permettent de dépasser toute crise identitaire. Dans ce sens, Lucile Desblache affirme :


« Mettre à jour le rapport que nous entretenons avec l’autre, dans ce cas avec d’autres espèces, est l’un des moyens les plus efficaces de nous définir, de déterminer à quel stade de notre évolution personnelle ou collective nous en sommes, de dissoudre cette opacité identitaire à laquelle nous nous heurtons et que dénoncent ou racontent tous les esprits créateurs d’aujourd’hui. » (L. Desblache, 2002, p. 153).


Conclusion

Avec deux plumes au style différent, la notion du paysage est mise en scène d'une manière poétique grâce, notamment, aux figures rhétoriques, à la description minutieuse et au ludisme. Produit par les éléments de la nature, perçue par l'homme, le paysage, à travers ses représentations artistiques, se révèle un point de rencontre, un pont de communication entre deux cultures différentes. Oscillant soit, entre deux réalités divergentes, cas de l'Equation africaine, soit entre la réalité et l'imaginaire, cas d'Oreille rouge, la dichotomie paysagère est là pour interroger l'authenticité d'une culture longtemps conçue à travers le prisme des clichés conventionnels. Espérant saper tout préjugé et dénonçant toute convention stéréotypée, les deux écrivains, par le recours à l'expérience, veulent tenir un nouveau discours, différent de ceux formulés sur l'Afrique actuelle, où le paysage social est privilégié par sa pluralité, son altérité et son interculturalité.




 Chevillard, E., Oreille rouge, Paris : Editions de Minuit, 2005.


 Bestiaire du roman contemporain d’expression française, Clermont Ferrand : Presses universitaires Blaise Pascal, 2002.


 Jourde, P., La Littérature sans estomac, « L'œuvre anthume d'Éric Chevillard », Paris : L'Esprit des péninsules, 2002.


 Khadra, Y., L'équation africaine, Paris : Editions France Loisirs, 2012.


 Olivier, B-B, Le roman ludique, Jean Echenoz, Jean-Philippe Toussaint, Éric Chevillard, Paris : Presses Universitaires du Septentrion, 2003.


 Pageaux, D-H., Trente Essais de Littérature Comparée ou la Corne d’Amalthée, Paris : L’Harmattan, 2003.


 Pélégri, J., Ma mère, l’Algérie, Alger : Laphomic, 1989.




 [1] « Chaque fois que l’on se croit sur le point de sortir d’affaire, on se retrouve à la case départ, face au même horizon cuirassé, au milieu de nulle part, entourés de collines écrasées par un soleil outrageusement souverain qui, après avoir mis à genoux la terre, cherche à soumettre le ciel et ses olympes », (Y. Khadra, 2012, p. 184).


 [2] « Puis il a un sursaut : là-bas, au fond du paysage, deux lionnes ont pris en chasse une antilope boitillante. Et soudain, c'est l'Afrique pour de bon. Puis le tableau se précise et ce sont deux chiens errants qui harcèlent une bique. », Chevillard, E., Op.Cit, p. 86.


Pour citer cet article:

Abbes MARZOUKI, « Le paysage entre le conventionnel et le réel dans Oreille rouge d'Eric Chevillard et L'Equation africaine de Yasmina Khadra», Didactiques N°10 actes du colloque « Le Paysage Algérien Dans La Littérature Algérienne Francophone (1962 - 2015) » juillet –décembre 2016, http://www.univ-medea.dz/ /ldlt/revue.html, pp.49-60




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