Top

Numéro spécial de la revue Didactiques


LE PAYSAGE ALGÉRIEN DANS LA LITTÉRATURE ALGÉRIENNE FRANCOPHONE (1962 - 2015)


Villes d’Algérie : histoire ou géographie

Denise Brahimi-Chapuis
Université Sorbonne VII

ISSN: 2253-0436 | Dépôt Légal: 2460-2012

Résumé | Plan | Texte integral | Bibliographie | Notes | Citation - Téléchargement

La géographie est toujours au présent, et de ce présent elle est à la fois capable de dire l’évidence inaliénable et la fragilité de ce que peut-être, sans doute, on ne reverra pas. A la différence de l’histoire, la géographie ne laisse pas de ruines derrière elle, ou elle est présente ou elle n’est pas.
Cependant cette alternative n’est pas simple, il y a au contraire une complexité fondée sur les caractéristiques physiques et géographiques, difficiles à appréhender parce qu’elles ne se laissent jamais dissoudre dans les sentiments ou la psychologie. La géographie appartient à la réalité physique, c’est ce qui la rend difficile à exprimer alors que, s’agissant d’histoire, on peut toujours la dire en faisant l’inventaire des changements considérables qui caractérisent le temps historique. La géographie a la résistance irréductible voire l’opacité et le mystère de ce qui survit aux variations de l’histoire et de l’art humain.


Mots-clés : Géographie – histoire – ville – psychologie – réalité.


Geography is always in the present, and that this is both able to tell the inalienable evidence and fragility that maybe, probably, will not be repeated. Unlike history, geography does not leave ruins behind her, or she is present or it is not.
However, this alternative is not simple, there is instead a complexity based on the physical and geographical characteristics, difficult to grasp because they never let dissolve in feelings or psychology. Geography is part of the physical reality is what makes it so difficult to express that, in the case of history, one can always tell by the inventory of significant changes that characterize the historical time. Geography has irreducible strength or opacity and mystery that survives the changes of history and of human art.


Keywords: Geography - History - city - psychology - reality




Si l’on cherche à donner une idée de l’Algérie au risque qu’elle soit sommaire et vite démentie, on dira certainement que c’est une vieille terre paysanne, cultivée dès le néolithique par les Berbères, peuplée également par des tribus nomades ou semi-nomades ; mais quoi qu’il en soit, qu’il s’agisse de l’un ou l’autre de ces ensembles, les villes ne semblent pas y avoir leur place, sinon sous la forme de souks ou marchés, destinés à l’échange des produits. Faut-il penser que les villes sont apparues avec les Romains, qui étaient de grands bâtisseurs et qui ont en effet laissé mainte trace de leurs cités aux caractéristiques connues sur la terre de ce qui est aujourd’hui l’Algérie. Il est évident que ces cités romaines sont aujourd’hui à l’état de ruines, parfois remarquablement conservées - que l’on pense par exemple à l’admirable Djemila [1] évoquée par Albert Camus, qui était plutôt comme chacun sait l’homme de Tipasa. Ces ruines romaines par leur solidité imposante et leur prestance monumentale, sont une preuve incontestable du passé de l’Algérie et de son existence historique - preuve d’autant plus appréciable qui ni les maisons des paysans ni encore moins les campements des nomades ne sont susceptibles de laisser des traces, surtout pas des traces datables, et tout ce que nous dit la poésie bédouine est la preuve que ce mode de vie est justement, de manière consciente, opposé à toute monumentalité durable et stable.


Il n’est donc pas étonnant que pour évoquer les villes d’Algérie, en tant que permanences liées au passé et à l’histoire (quoi qu’il en soit de leur évolution moderne), le choix se porte sur des villes qui ont été édifiées par les Romains, que leur site ait déjà été habité ou non auparavant. On s’attend évidemment à voir apparaître ici les célèbres descriptions des deux villes chères à son cœur par Kateb Yacine dans Nedjma, [2] véritables morceaux de bravoure d’une grande beauté et l’on ne peut que s’émerveiller de voir Kateb ici comme ailleurs, ignorer le nationalisme étroit qui autour de l’indépendance a incité certains rejets du passé romain, sous prétexte qu’étant le fait de colonisateurs, il était étranger aux autochtones qui ne pouvaient se reconnaître en lui. Pas plus que sur la question de la langue, Kateb Yacine n’est homme à rejeter des héritages aussi précieux, et le parti littéraire qu’il en tire suffirait à justifier son attitude si elle n’était, de plus, parfaitement juste idéologiquement : les ruines romaines d’Algérie sont algériennes et il n’y a décidément rien d’autre à dire sur la question !


L’évocation par Kateb Yacine des villes d’Algérie qu’il connaissait et qu’il aimait a de plus l’avantage d’être une sorte de démenti apporté à Albert Camus qui, non sans un peu de provocation, ne voyait dans ce pays que des villes sans passé [3] , et pour ainsi dire sans âme: sans doute fallait-il avoir et les connaissances, et les intuitions poétiques de Kateb pour être capable de transcender comme il le fait la présence coloniale, et de manière subtile puisque sans en faire abstraction il la considère comme un avatar d’une histoire beaucoup plus longue et beaucoup plus variée. Le paradoxe veut que Camus soit finalement beaucoup plus sévère à l’égard de l’Algérie coloniale que ne l’a été Kateb, qui désigne parfaitement ses cibles mais ne les dilue pas dans des propos généraux et vagues.


Quoi qu’il en soit, il vaut la peine de réfléchir, au-delà du plaisir et de l’admiration, à la manière dont Kateb Yacine évoque les deux villes de son cœur et si l’on peut dire de sa biographie, à savoir, pour reprendre leur dénomination d’époque coloniale, Constantine et Bône. On peut centrer l’analyse sur le rapport qu’il établit entre elles et l’histoire car on pourrait y voir l’essentiel de ce qu’il dit à leur propos. Or ce n’est peut-être pas à cela que s’en tient sa description. D’une part il est bien vrai que l’écrivain met l’accent sur le fait que ces villes sont porteuses de passé et qu’elles sont riches de toute une histoire qui est en elles comme en suspension. De là vient ou viendrait la fascination qu’elles exercent sur tous ceux ou presque qui les approchent et pas seulement sur l’auteur. Mais il faut préciser comme il le fait que ce passé qui les constitue n’est pas pleinement en elles mais plutôt à côté d’elles (spatialement et géographiquement), c’est-à-dire légèrement décalé par rapport au présent qui constitue la matière romanesque : il s’agit de quelque chose qu’on sait et qu’on sent mais dans lequel on ne vit pas — une sorte d’irradiation qui n’est pas complètement épuisée par le savoir qu’on peut avoir de ces faits anciens, ce qui serait le cas s’il s’agissait justement d’affirmer une ancienneté et une réalité historique identifiée.


On pourrait dire en d’autres termes que l’identité fascinante des deux villes n’est évidemment pas sans rapport avec leur passé romain, mais que celui-ci s’y trouve comme métamorphosé et transmué, et que l’historicité qu’il confère aux villes, alors même qu’il s’agit d’un fait bien réel, n’est certainement pas le dernier mot de ce qui les caractérise. Tout se passe comme si l’historicité était reversée ou reconvertie dans ce qu’on pourrait appeler la nature géographique du lieu, étant entendu que dans ce cas, le mot nature n’est pas à prendre dans son opposition avec culture : c’est au contraire d’un mélange de l’un et de l’autre qu’il s’agit. Et il ne faut pas hésiter à parler à son sujet de géographie, puisqu’on sait bien qu’à côté de la géographie physique il y a la géographie humaine, ce dernier terme devant être entendu au sens le plus englobant. Et si l’on veut parler de géographie humaine, sans négliger le très grand nombre de savoirs qu’elle convoque, il faut encore y ajouter le supplément de la description littéraire qui est chargée d’émotions, de sentiments, d’affects de toute sorte, sans lesquels le mot littéraire n’aurait pas lieu d’être employé.


Pour s’en tenir d’abord aux descriptions des deux villes par Kateb Yacine, on est amené à constater qu’il convoque pour en parler un riche et passionnant savoir historique, mais que celui-ci n’est pas le but ultime de l’évocation et qu’il est au contraire mis au service de ce qu’on peut appeler sans abus de langage la géographie. Et cet exemple nous donne à penser que la géographie est certainement la manière la plus englobante de parler d’un pays comme l’Algérie, exemple qui nous occupe suffisamment pour laisser à d’autres le soin de voir s’il peut être généralisé ou étendu.


S’agissant de la réalité algérienne et de la manière dont la littérature nous en rend compte, si nous voulons bien nous dégager des incroyables couches d’apports successifs et conjoints qu’on demande aux sciences humaines depuis des décennies, nous nous rendrons compte que c’est finalement d’une certaine réalité géographique que ce pays tire son identité et l’on serait tenté de lui donner pour synonyme le mot cher au poète Eluard de réalité physique, à condition de ne pas confiner l’expression dans un sens réducteur, étant entendu au contraire que la réalité physique est un ensemble et une totalité qui justement parce qu’elle ne passe pas par la médiation du langage (à la différence de l’histoire, qui est une forme de discours) s’impose à nous de manière irréductible et comme on dit parfois non négociable — ce qui dans ce cas voudrait dire sans échappatoire possible et sans recours à la célèbre méthode cartésienne qui consiste à partager la difficulté en autant de parties qu’il est nécessaire pour la mieux résoudre : le Discours de la méthode est intellectuel, la perception géographique ne l’est pas, ce qui ne veut pas dire qu’elle est irrationnelle, mais plutôt qu’elle fabrique sa propre rationalité c’est-à-dire ses propres exigences de compréhension.


On aura certainement reconnu, dans cette tentative pour définir ce qu’il est en est du regard géographique, une parenté certaine sinon une analogie avec la vision poétique, qui certainement recourt au langage pour s’exprimer, mais à un langage qu’on s’accorde à reconnaître différent. La description des villes dans Nedjma s’approche d’aussi près que possible d’une langue poétique, reste que tout lecteur la sait et la sent incluse dans un roman, ou en tout cas dans un récit, ce qui fait qu’elle garde toutes les apparences de ce qui pourrait être la mise en forme romanesque d’un savoir ou de plusieurs savoirs. Telle est l’ambiguïté qui fait la qualité littéraire de ces évocations magnifiques : elles se situent aux confins de la poésie et du roman, de la première elles ont au moins une part d’opacité fascinante et irréductible.


Ce n’est pas un hasard si dans ses débuts la littérature algérienne d’expression française a surtout évoqué le monde villageois et paysan; on pense évidemment aux romans de Mouloud Feraoun et de Mouloud Mammeri. En fait il faut comprendre aussi et beaucoup, cette évocation poético-romanesque des villes à laquelle se livre Kateb Yacine dans Nedjma comme une rupture volontaire de l’auteur avec ceux qui l’ont précédé immédiatement mais par rapport auxquels il représente évidemment une nouvelle génération. En fait, il importe d’abord de voir pourquoi il en a été ainsi chez des hommes nés dans la deuxième décennie du 20e siècle [4] et qui ont écrit en pleine période coloniale. Ils ont dit eux-mêmes pourquoi il leur fallait parler du village et de la vie paysanne berbère qui restait la grande inconnue dans la littérature de l’époque et dans la population supposée cultivée. De cette méconnaissance absolue de ce qui se passait dans la région rurale la plus proche d’Alger, c’est-à-dire la Grande Kabylie, on a la preuve en 1939 lorsqu’Albert Camus y fait son célèbre reportage pour Alger républicain [5] ; il paraît presque incroyable pour le lecteur du 21e siècle que Camus soit obligé d’expliquer ce qu’il en est de cette région et de la manière dont on y vit (ou dont on tente d’y survivre) comme s’il était Albert Londres [6] parlant du cœur de l’Amazonie. Il semble évident qu’aucun Algérois riche ou pauvre et de quelque origine ethnique que ce soit n’avait alors l’idée d’aller faire une promenade, mot pourtant volontairement agréable et séduisant, dans la proche Kabylie. Dans ces conditions on comprend que les écrivains qui étaient nés et avaient grandi dans cette région aient ressenti comme un devoir impératif de la faire connaître, sachant bien que l’essentiel de leur lectorat serait la population urbaine d’Alger (et peut-être de Paris !) C’est ainsi que la première vague de la littérature algérienne d’expression française exclut les villes de son champ d’écriture, d’abord parce que ces écrivains eux-mêmes les connaissent très peu et ensuite parce que, dans la partition de fait qui est alors celle du pays colonisé, les villes sont le lieu de la population européenne, celle qui parle qui écrit et qui lit, alors que les colons (tels que la famille de Jean Pélégri ou de Jules Roy)n’ont pas de temps à consacrer à cette forme de vie culturelle, laissant à leurs fils, dans la génération suivante [7] (celle qui ira au-delà de l’indépendance) le soin d’y revenir et d’en parler.


Les villes sont d’autant plus senties comme le lieu de la présence française et d’une sorte de mise en forme européenne que depuis le début de la colonisation et même avant, qui dit ville à propos de l’Algérie pense évidemment : Alger, la première et de loin à avoir symbolisé le pays tout entier aux yeux de ceux qui arrivaient pour le conquérir, mentalement autant que matériellement [8] . Le mot de symbole et de symbolisation est tout à fait important car il permet d’approcher concrètement et notamment à travers l’iconographie tout ce travail progressif par lequel au cours des siècles la casbah d’Alger est devenue un véritable logo que sa simplification même aidait à fixer dans les esprits sous une forme canonique et pour longtemps ne varietu r, la puissance des images étant souvent liée à leur caractère immuable, en tout cas stable à travers le temps.


Ce serait une trop longue histoire de montrer comment les arrivants à Alger, par bateau évidemment, étaient saisis par la figure remarquable du célèbre triangle blanc de la casbah, reprenant à l’envi les descriptions de leurs prédécesseurs, et souvent pour accentuer quelques caractéristiques contribuant à la recherche d’un effet : caractère visiblement imprenable du lieu, aux maisons serrées comme un essaim d’abeilles (qui s’y frotte s’y pique), difficultés extrêmes aussi bien à y pénétrer qu’à s’y mouvoir en l’absence de rues véritables, les maisons se superposant en cascades et ne communiquant entre elles que par leurs terrasses...


Il était tentant, et spectaculaire, de réduire Alger à la seule casbah quitte à y ajouter un siècle environ après la conquête un autre symbole, celui de la prospérité commerciale dont l’image était celle du port d’Alger; de la rade ancienne, la colonisation française a fait un haut lieu de commerce où éclate la puissance de son implantation. Autour du centenaire (1930), la casbah et le port sont les deux figures très retravaillées, et l’on peut aller jusqu’à dire fabriquées, de la ville d’Alger, sous-entendant la ville qui incarne la puissance coloniale et la présence française dans ce pays.


Cependant les deux éléments qui constituent cette image-force ou image-clef sont loin d’être traités de la même façon. Il est clair que l’évolution se fait dans le sens d’un déclin de la casbah et de son avilissement. L’image de la casbah ne cesse de se dégrader, l’accent étant mis évidemment sur la prostitution qui en occupe la plus grande partie sous des aspects aussi pittoresques qu’éventuellement répugnants, misérables de toute façon quelle que soit la couleur de l’oripeau et à ce sentiment de misère s’ajoute la présence des petits mendiants, célèbres eux aussi si l’on ose dire, non sans frémir à l’idée qu’ils ont fait partie eux aussi de ce qu’on considérait comme le pittoresque du lieu.


La situation privilégiée qu’occupe le film Pépé le Moko (1936) dont on connaît l’immense succès vient de ce qu’elle est très habilement intermédiaire entre fascination et répulsion et offre à travers son héros incarné par Gabin le moyen de parcourir le chemin qui va de l’un à l’autre. La représentation de la casbah donnée au début du film par des gens très compétents nourrit le mythe d’une sorte de haut lieu à la structure exceptionnelle dont l’effet est que, au bénéfice du héros en tout cas, elle est imprenable. Mais Julien Duvivier n’est pas homme à se satisfaire du mythe et comme nous dirions aujourd’hui il le déconstruit, montrant que pour le héros ce refuge est un piège et aussi un lieu de dégradation personnelle, inévitable dans la mesure où il est de toute manière et collectivement dégradé. On peut penser qu’à travers cette sorte de quintessence de la ville d’Alger qu’est la casbah, le réalisateur dénonce l’illusion coloniale et montre clairement que pour une personne ayant quelque dignité (quels que soient les avatars de sa vie personnelle car il est clair que Pépé n’est pas un saint !) il n’y a d’autre solution que dans le départ et la fuite — sinon que comme dans toute tragédie et le film en est une, ces issues apparentes se payent par la mort du héros [9] .


Il est très intéressant de voir comment, après l’indépendance de l’Algérie et dans les perspectives nouvelles ouvertes par celle-ci, le mythe colonial de la casbah se transforme de l’intérieur sous le leurre d’apparence qui semblent toujours les mêmes et sont volontairement maintenues. Il en est ainsi dans la nom moins célèbre Bataille d’Alger de Gilles Pontecorvo (1966) qu’on peut voir comme une réponse à Pépé le Moko, non pour démentir ce film et encore moins le démolir, mais pour donner un sens complètement différent à la mort du héros sur lequel le film s’achève une nouvelle fois. Alors que dans Pépé le Moko cette mort signifiait incontestablement un échec, dans La Bataille d’Alger, elle apparaît comme le sacrifice fondateur qui va permettre à une nouvelle société de s’édifier. Pendant toute l’Antiquité et dans des lieux très différents, ce type de sacrifice a existé si ce n’est que les sacrifices humains, dont on peut supposer qu’ils ont d’abord existé, ont été remplacés par des sacrifices d’animaux qui sont de règle à l’époque historique et bien attestés, que ce soit par la littérature ou l’iconographie. Le film de Pontecorvo, porté par l’idéologie postcoloniale (à prendre au meilleur sens du mot) ne reprend, et parfois de manière très proche (dans un même et très beau noir et blanc) les images du film de 1936 que pour en inverser le sens et arracher la ville à son destin colonial qui pendant des décennies a semblé lui fournir son entière définition.


De la même manière que Kateb Yacine, en 1956, utilisait l’histoire des villes de l’Est algérien pour leur conférer une sorte de présence irréductible à quelque savoir que ce soit, Pontecorvo et tous ceux dont il exprime la pensée dix ans plus tard, utilisent un épisode de l’histoire récente, la bataille d’Alger comme le dit le titre de son film, pour redonner la ville comme capitale (ayant certes payé le prix pour cela) à cette Algérie nouvelle devenue indépendante, rayant d’un épais trait noir qui la masque et la fait disparaître entièrement la ville coloniale sur laquelle cet adjectif même jetait l’interdit pour les premiers écrivains algériens de langue française. Le travail accompli dix ans plus tôt par Kateb Yacine, comme toujours génial précurseur, se poursuit dans le sens d’une sorte de reconquête de soi par soi qui passe par l’affirmation du caractère irréductible de certains lieux, en tant que réalité physique pour reprendre l’expression déjà employée. Et l’on a déjà vu aussi que réalité physique peut se dire réalité géographique, de manière à affirmer que l’existence spatiale des lieux, en trois dimensions, est porteuse de bien autre chose que leur spatialité. L’existence géographique, et je crois qu’il ne faut pas hésiter devant cette formulation, transcende toutes les autres formes d’existence et elle ajoute à toutes les autres l’évidence de sa visibilité.


Pour ne pas céder à la facilité d’une distinction binaire, ville coloniale ou ville autochtone sauvée par sa réalité géographique inaliénable (pour reprendre un mot de Kateb Yacine), je voudrais prendre maintenant deux exemples de la manière dont cette réalité a pu survivre en pleine période coloniale, aussi bien au début qu’à la fin, et aussi bien grâce à l’art pictural que grâce à la littérature, pour ne pas borner à son aspect verbal la portée du mot “représentation”.


Alger ville irréductible, c’est ce que dit admirablement le récit de Fromentin Une Année dans le Sahel, conçu dès les premières décennies de la colonisation [10] , à l’occasion de plusieurs séjours faits en Algérie par le peintre-écrivain. Dès ce moment, Fromentin est bien convaincu que la ville d’Alger a été violée, souillée, défigurée etc; et d’une façon qu’il ressent comme irréversible. Mais en même temps et c’est pourquoi son récit est d’une surprenante complexité, d’une manière qui n’est pas du tout contradictoire mais au contraire complémentaire avec l’affirmation précédente (dans le contexte, les deux thèmes opposés sont tissés étroitement l’un avec l’autre), il affirme aussi que la ville a trouvé dans une sorte de repli sur elle-même la possibilité de sa survie, et que dans les recoins, notamment ceux de la casbah, où celle-ci s’est réfugiée, elle est absolument hors d’atteinte de toute agression extérieure. Ce n’est que par l’effet de sa propre exténuation qu’elle finira par s’éteindre faute de force vitale - du moins il en est ainsi en la personne de quelques-uns des amis que Fromentin le narrateur s’était fait en renouvelant ses visites aussi fidèles que discrètes dans la casbah - et même lorsque ces anciens amis exténués auront disparu peu à peu, Une année dans le sahel est un récit empreint de la conviction que quelque chose, difficile à dire sans doute, restera dans ces lieux de l’Algérie ancienne, certes détruite dans ses formes les plus apparentes par la colonisation.


Une année dans le Sahel est à la fois l’œuvre d’un peintre et d’un écrivain, c’est pourquoi ce texte arrive à faire ressentir au lecteur, de manière un peu mystérieuse et très prenante, une réalité physique et géographique d’Alger, mais réalité d’autant plus paradoxale qu’elle est en grande partie immatérielle. On peut affirmer que grâce à Fromentin, quelque chose survit dans et par la littérature de ce qu’on peut bien appeler l’âme de l’Alger d’autrefois, l’Alger d’avant pour employer un mot qui dans les années 1850 ne peut tromper personne, et c’est aussi pour nous l’occasion d’enregistrer un constat qui paraîtra d’abord étonnant, à savoir que l’âme des lieux relève d’une sorte de vérité géographique, alors qu’on la croirait d’essence purement spirituelle sans doute à cause des connotations trop chrétiennes du mot âme —mais c’est contre elles qu’il faut lutter. Une Alger d’avant existe, Fromentin l’a sentie et éprouvée, c’est encore ou déjà un des miracles de la littérature que de dire cette sorte d’essentialité qui loin de s’opposer à l’existence, comme nous l’a fait croire la rhétorique existentialiste, ne se trouve au contraire qu’en elle, à travers elle, et dans ses caractères les plus concrets. L’âme d’Alger flotte ou flottait dans les formes harmonieuses du Sahel et c’est dans ce décor cher à son œil de peintre que Fromentin savait pouvoir la trouver, d’où le soin mis à choisir sa maison sur les hauteurs de Mustapha, telle qu’il la décrit délicieusement, et qu’on ne vienne pas nous parler d’orientalisme, ce serait ridicule et faux.


Passons maintenant un siècle plus tard, toujours à l’époque coloniale, avec un autre peintre qui lui aussi échappe complètement à l’emprise de la ville coloniale sur sa façon de peindre, c’est-à-dire de sentir et de voir. Il s’agit de Sauveur Galliéro [11] , grand ami de Camus et de Jean Sénac, lui qu’on a toujours considéré, alors qu’il n’était ni berbère ni arabe nui musulman, comme un enfant typique de la Casbah d’Alger. Et c’est bien vrai qu’il l’avait élue comme son lieu d’habitation et même plus largement de vie, sans pour autant la mettre systématiquement au cœur de sa peinture, sans doute parce qu’il sentait le poids redoutable de ce qu’on pourrait appeler la casbah de Lucienne Favre [12] , qui a elle seule pourrait justifier un rejet absolu voire dégoûté de la représentation coloniale. Plus souvent Sauveur Galliéro a peint de très petits endroits de la darse d’Alger, entre mer et rochers, avec ou sans quelques baigneurs, garçons ou filles qui s’y ébrouent dans leurs maillots colorés et dont on devine à quel point ils font partie d’un milieu populaire, celui des petits pêcheurs vivant dans cet endroit sans jamais s’en éloigner. Ce qui est tout à fait évident et qu’ont bien montré ses amis déjà évoqués, qui ont su parler de sa peinture, c’est que celle-ci n’a pas la moindre intention de véhiculer un message, ni même à souligner quoi que ce soit qui serait à considérer comme son aspect le plus important.


Sauveur Galliéro ne cherche pas à dire quoi que ce soit de l’Alger des années 50 et pourtant sa peinture est essentielle parce qu’elle dit autre chose que les œuvres ou les discours officiels, quelque chose qui justement n’entre pas dans une rhétorique et ne peut pas s’exprimer uniquement en recourant à des mots. Il dit une forme de vie populaire dont il ne reste peut-être que des traces ici ou là, infimes par rapport aux affirmations massives et péremptoires qui se font par ailleurs. Mais c’est justement parce qu’elles ne véhiculent pas de message que ces images portent en elles-mêmes, de manière intrinsèque, un rayonnement qui est la plénitude de l’infime, sa vérité physique et simple qui est celle du lieu et du moment. C’est là que depuis l’enfance Sauveur Galliero a sauté de rocher en rocher avec d’autres gamins de la casbah, n’hésitant pas à tremper leurs espadrilles dans le clapotis des vagues. Enfance suivie d’une jeunesse aussi simple, presque naïve dans ses plaisirs pleins et entiers, comme on peut le voir dans les couples qu’il représente en train de danser aux bains Padovani, sorte de cabane à peine aménagée et sommairement dressée sur quelques pilotis plantés de guingois dans une anfractuosité minuscule du rivage. C’était cela et rien d’autre mais tout est dans la manière de faire sentir que le cela est irremplaçable, qu’il était lui aussi la réalité géographique, totalement concrète, d’un petit monde voué à disparaître.




 CAMUS, Albert, Noces, Alger, Edmond Charlot, 1939.


 BRAHIMI, Denise, 50 ans de cinéma maghrébin, Paris, Minerve, 2009.


 BRAHIMI, Denise, « Changements de perspective sur la casbah d’Alger », in Paysage et modernité(s), Bruxelles, éditions Ousia, 2007.





  [1] Voir Noces, 1ère édition Alger 1939, l’un des quatre textes qui composent ce recueil s’intitule Vent à Djémila.


  [2] Aux éditions du Seuil, en 1956, le passage principal se trouve pp.182-184.
Dans l’édition en livre de poche, collection Points, c’est pp.172-174.


  [3] Voir dans le recueil L’été (1954) Petit guide pour des villes sans passé (1947).


  [4] Mouloud Feraoun (1913-1962) a commencé à écrire Le fils du Pauvre en 1939.
Mouloud Mammeri (1917-1989) a publié La Colline oubliée en 1952
Les dates suffisent à prouver que Kateb Yacine, né en 1929, est de la génération suivante.


  [5] Connu sous le titre Misère de la Kabylie, paru dans Alger Républicain du 5 au 15 juin 1939


  [6] Connu pour avoir été un journaliste audacieux. En tant que grand reporter il a décrit notamment les horreurs du bagne en Guyane.


  [7] Jean Pélégri(1920-2003) a évoqué la figure de son père colon dans Les Oliviers de la justice (1959)
Jules Roy (1907-2000) a consacré à la vie coloniale une grande fresque romanesque intitulée Les chevaux du soleil (1967-1975)


  [8] Voir notre articleChangements de perspective sur la casbah d’Alger dans Paysage et modernité(s), éditions Ousia, Bruxelles, 2007


  [9] Pour l’analyse de Pépé le Moko et de La Bataille d’Alger, voir notre livre 50 ans de cinéma maghrébin, Paris Minerve, 2009 et Alger, Chihab, 2010.


  [10] Le livre, publié en 1859, est supposé évoquer l’année 1852-1853.


  [11] 1914-1963. Emmanuel Roblès a écrit à son sujet cette phrase magnifique : Tout au long de sa vie, Sauveur Galliéro, comme Albert Camus dans ses années de jeunesse, a célébré ses noces avec Alger, le soleil et la mer.


  [12] 1894-1958, née et morte à Alger, cette écrivaine algérianiste a consacré au moins deux livres à la casbah d’Alger :Tout l’inconnu de la Casbah d’Alger (1933) et Dans la Casbah (1937)



Pour citer cet article:

Denise Brahimi-Chapuis, « Villes d’Algérie, passé et présent», Didactiques N°10 actes du colloque « Le Paysage Algérien Dans La Littérature Algérienne Francophone (1962 - 2015) » juillet – décembre 2016, http://www.univ-medea.dz/ /ldlt/revue.html, pp.61-74




Téléchargement: