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Numéro spécial de la revue Didactiques


LE PAYSAGE ALGÉRIEN DANS LA LITTÉRATURE ALGÉRIENNE FRANCOPHONE (1962 - 2015)


Libérer le paysage : jalons pour l’étude d’une utopie révolutionnaire

Catherine BRUN
Université Sorbonne nouvelle

ISSN: 2253-0436 | Dépôt Légal: 2460-2012

Résumé | Plan | Texte integral | Bibliographie | Notes | Citation - Téléchargement

En situation coloniale, les rapports de domination ne sont pas seulement d’un système sur des prétendus subalternes : ils investissent toutes les dimensions de l’existence et de l’être au monde. Les rapports au temps, au langage mais aussi bien à l’espace en sont informés. Car outre que l’homme est « empreint de paysages » (É. Glissant, 1997 b, p. 65), comme le signale Édouard Glissant, les dominés s’attachent d’autant plus résolument aux « monument[s] vivant[s] » que leur communauté souffre d’un « défaut de monuments » (É. Glissant, 1997 a, p. 218). Alors, « libérer la relation au paysage par l’acte poétique, par le dire poétique », libérer les paysages eux-mêmes pourrait participer directement de l’« œuvre de libération » (Ph. Artières, 2003, p. 3).
C’est cette aspiration à des paysages désaliénés, à une Algérie recouvrée dans sa « splendide nudité » [1] que je voudrais examiner pour, à partir de fictions de Mohammed Dib ou de Yamina Mechakra, tenter de poser les jalons d’une utopie révolutionnaire. Car dans l’énigmatique et allégorique Qui se souvient de la mer ? (M. Dib, 1962), comme dans la plus explicite Grotte éclatée (Y. Mechakra, 1979), la promesse d’une réconciliation élémentaire –promesse de la mer ou promesse de l’arbre – est subordonnée à un enfouissement préalable –ville du sous-sol, grotte ou espace même du récit.


Mots-clé : Paysage – domination –utopie - libération

In colonial situation, the relations of domination are not only a system on alleged subordinates: they invest all dimensions of existence and being in the world. Reports weather, language but both space are informed. For further that man is "full of landscapes" (É. Slippery, 1997b, p. 65), as reported by Édouard Glissant, dominated attach even more resolutely to "monuments vivants "that their community suffers from a" lack of monuments "(É. slippery, 1997, p. 218). So "free relationship to the landscape by the poetic act, the poetic saying," release the landscapes themselves could directly participate in the "work release" (Phil. Artières, 2003, p. 3).
It is this aspiration to disalienated landscapes, a recovered Algeria in its "splendid nakedness" I would like to examine, from fiction to Mohammed Dib or Yamina Mechakra, try to lay the foundations of a revolutionary utopia. For in the enigmatic and allegorical Who remembers the sea? (M. Dib, 1962), as in the most explicit exploded Cave (Y. Mechakra, 1979), the promise of an elementary reconciliation -promesse sea or promise of the tree - is subject to prior burying -town basement, cave or space of the narrative.


Keywords: Landscap – domination – utopie - liberation


    ●     Historicités.


    ●     Enfouissements.


    ●     Promesses.




Historicités

Toujours, dans ces fictions, le paysage fait signe à autre chose que lui-même : le « lieu d’habitation » ne se distingue pas de « l’âme qui y trouve abri » (Dib, 1962, p. 128). Quand les « âme[s] révoltée[s] » finissent par ressembler à des « rives rocailleuses » (Y. Mechakra, 1979, p. 17), l’enfance est déjà marquée par les espaces qui l’accueillent. Mais que, pour reprendre les termes de Dib, l’être vienne « à la vie, puis à la conscience » dans « le cadre » d’un paysage qui tient lieu à la fois de « commencement », de « fin » et d’« entre-deux »(M. Dib, Ph. Bordas, 1994, p. 43)ne signifie pas que ce cadre soit originaire, primitif ou sans avant-commencements. Du paysage, on pourrait dire littéralement et dans tous les sens qu’il est historique : il a une histoire, c’est-à-dire à la fois une genèse et une fable qui l’éloignent de sa naturalité présumée. Le village natal, la « colline oubliée » (Y. Mechakra, 1979, p. 12), les « monts » de l’Aurès (Y. Mechakra, 1979, p. 17) ou ceux, « pauvres et pierreux », de la « Kabylie natale » (Y. Mechakra, 1979, p. 21) chez Mechakra, ne suffisent pas à occulter que cette « terre de rêve » (Y. Mechakra, 1979, p. 23) est d’emblée « une terre déracinée » (Y. Mechakra, 1979, p. 24). En elle, la source se dérobe, comme le lait de la nourrice à la narratrice orpheline (Y. Mechakra, 1979, p. 71), comme l’Oasis mythique au vagabond et va-nu-pieds Kouider, « né dans un creux humide des murs de la vieille Tebessa » (Y. Mechakra, 1979, p. 29, 63, 65).


Car les sources n’échappent pas à la déréliction : c’est dans le même mouvement que les Croisés d’hier et d’aujourd’hui semblent avoir forgé pour les enfants « le conte des mille camps de regroupement » et avoir « empoisonné [les] sources et [les] puits » (Y. Mechakra, 1979, p. 147). Alors, il faut creuser le temps en arrière pour remonter jusqu’à une origine supposée. Colportée par un balayeur échappé de l’asile, inassignable, une « légende noire » relate ainsi comment, avant que des individus ne se proclament propriétaires, et s’assujettissent « d’abord les femmes, puis les enfants, puis les chevaux » (Y. Mechakra, 1979, p. 109), « il n’y avait ni possesseur ni possédé » (ibid.). Le mythe oppose un temps paisible et préservé (Y. Mechakra, 1979, p. 147) à la rude « colère de la loi coloniale » (Y. Mechakra, 1979, p. 35),subie collectivement par les « anonymes », « Algériens des villes et des campagnes ».


Dans Qui se souvient de la mer, le trouble de l’origine, la chute dans l’opacité historique se manifestent par l’enfouissement de la ville sous des couches de basalte sédimentaires (M. Dib, 1962,p. 18, 67). Murs, couloirs, passages souterrains, boyaux informent l’espace urbain comme l’intérieur des crânes (M. Dib, 1962, p. 23). La « vieille cité » ne peut plus être reconstituée que « par un effort d’imagination et de dépaysement » insoutenable (M. Dib, 1962, p. 24). Les existences, quand elles ne semblent pas « avalé[es] par le vagin de la terre » (M. Dib, 1962, p. 135), sont désormais confinées à l’intérieur d’un « bitume géologique » (M. Dib, 1962, p. 36), tandis qu’une ville inédite s’édifie au cœur de l’ancienne et tient lieu de « paysage nouveau » (M. Dib, 1962, p. 56). Le jour même fuit, contraint de se réfugier dans des grottes (M. Dib, 1962, p. 158).


Le temps de cette colonisation qui ne dit pas son nom mais procède par croissance, multiplication, renforcement des édifices est un temps d’« effroi ». Les « constructions » s’imposent comme un principe actif, d’autant plus puissant qu’apparemment autonome, impitoyablement dévorant, impersonnel : « Dans leur progression, [les constructions] abattent des quartiers entiers qu’elles semblent ingurgiter l’un après l’autre, et si elles se retirent par la suite, comme cela leur arrive quelquefois, à la place, des aires nues s’étendent au soleil, asphaltées seulement d’un bitume rouge frais : tout ce qui reste des maison et de ceux qui les remplissaient » (M. Dib, 1962, p. 157). Le paysage urbain est donc informé par la tragédie historique. Il en porte les stigmates. Dib le note dansL’Enfant-jazz : la guerre est « Encore du mal fait au paysage » (M. Dib, 1998, p. 126). Elle démantèle, absorbe, redistribue, creuse. Les procès qu’elle initie sont toujours déjà accomplis. En elle, la durée se précipite en irrémédiable : « La guerre creusait. / Ce qu’elle creusa : / Une galerie noire. / Dunes noires. / Sables noirs./Lune noire. / Ce qu’il en resta. / Une pensée noire. / Et cela vint. / Une guerre noire. » (M. Dib, 1998, p. 127).


Enfouissements

Il serait vain, dès lors, de la combattre frontalement et de prétendre en triompher par des actions de surface. Dans l’espace comme dans le texte, le temps est aux enfouissements. Le trouble cosmique qu’induit la domination coloniale clive nettement les éléments primordiaux. Quand « les puissances d’en face[...] gouvernent », Dib le signifie, « les mécanismes du vide et les sources du soleil [...] frôlent » (M. Dib, 1962, p. 121) : l’air et le feu ont épousé la cause ennemie. Dans La Grotte éclatée, les plaies coloniales laissent Sakiet carbonisée (Y. Mechakra, 1979, p. 87), les corps napalmisés (Y. Mechakra, 1979, p. 94) : la fournaise « entret[ient] le mal des siècles » (Y. Mechakra, 1979, p. 119). La grotte, au contraire, même s’il arrive à la narratrice de douter qu’elle accouche jamais de ses héros condamnés, tient de lieu de repli, de havre pour ceux qui se sont exposés et doivent se refaire à son « ombre » (Y. Mechakra, 1979, p. 32) : eux seuls ont « droit à la grotte » avant de retourner au feu (Y. Mechakra, 1979, p. 22).Elle est leur grotte : leur retraite et leur mère entravée. Quand, en octobre 1958, de nouveaux bombardements ont lieu sur la frontière, l’asile précaire éclate [2] . Ciel, terre et feu prennent en étau ses prisonniers. De la grotte d’abord remplie de fumée ne reste « plus rien » : le napalm a eu « le dernier mot », il a eu raison des corps et des consciences. Seuls des arbustes offrent encore un semblant de protection (Y. Mechakra, 1979, p. 92). Kateb Yacine le note dans sa préface à l’ouvrage : « En arabe populaire, “guirra”, c’est à la fois un orage et la guerre de libération, un déchaînement de la nature » (Y. Mechakra, 1979, p. 7).


Tout se passe alors comme si la guerre de libération devait être menée aussi avec la nature et en son cœur. Paradoxalement, alors, la résistance à l’enfouissement procède de son approfondissement. Car le sous-sol dont le sol même n’appartient pas aux puissances occupantes est un lieu de sédition possible (M. Dib, 1962, p. 137). Dans Qui se souvient de la mer, une ville du sous-sol s’organise contre « la ville d’en-haut » (M. Dib, 1962, p. 185). C’est en elle qu’est fourbie la révolte. Et dans La Grotte éclatée, le combat authentiquement révolutionnaire est porté par le personnage d’Arris, un fellah analphabète qui, apprenant « la Révolution un soir de Novembre 1954 », ne jette « à terre son araire » que pourprendre son fusil (Y. Mechakra, 1979, p. 67), inscrivant la conquête de la patrie dans le prolongement et la logique des cultures immédiatement nourricières.


Dib et Mechakra suivent un chemin similaire, choisissant de lutter contre « la sournoise reptation des murs » (M. Dib, 1962, p. 23), l’imbrication de galeries funèbres et de dédales (M. Dib, 1962, p. 24), les chaînes de chair et de sang imposées aux cages de pierre et de bois (Y. Mechakra, 1979, p. 108), moins par le dévidement de quelque fil qui faciliterait la sortie du labyrinthe colonial [3] , que par une écriture elle-même cryptique etcryptée.La fable de Qui se souvient de la mer ne dit pas autre chose : avec le « vieux mutisme » de la terre (M. Dib, 1962, p. 32), une mer silenciée. Car la mer, anciennement prolixe, capable de « chang[er] toutes les rumeurs en fabuleuse chronique » et de « parl[er] d’innocence » (M. Dib, 1962, p. 115), « s’est tue : on ne perçoit plus que son bercement, son silence » (M. Dib, 1962, p. 53), tout au plus « un brisement, un chant sourd » (M. Dib, 1962, p. 187). Sa voix « rest[e] enfermé[e] dans la pierre » (M. Dib, 1962, p. 64). Depuis que la parole fait défaut, depuis qu’elle a déserté les habitants des villes investies, depuis leur « retour au langage des pierres, un approfondissement s’est accompli » (M. Dib, 1962, p. 110). Contempler la mer ne saurait suffire et pourrait relever du « leurre » (M. Dib, 1962, p. 176) : « ce n’est pas par caprice que d’autres sont allés édifier une cité » souterraine (ibid.). Mais savoir « qu’il existe quelque part sous terre une ville sûre [...] ne suffit pas, il faut pouvoir y entrer », « ne serait-ce que pour pouvoir échapper au réseau de complicités établi par [des] murs acharnés à persécuter » (M. Dib, 1962, p. 176-177). C’est cette entrée que réalise l’écriture, c’est elle qu’elle ménage, en optant pour un « cadre terrible et légendaire » et une « écriture de pressentiment et de vision » (M. Dib, 1962, « Postface », p. 189). Au procès-verbal tragiquement répétitif de l’horreur, Dib oppose, le terme apparaît dans sa « Postface », une écriture de « l’approfondissement » : une écriture de cryptes et de cavités, de palimpsestes et de stratifications, qui puisse résister à la puissance dévorante des nouvelles constructions expansionnistes, et oblige le lecteur à s’engager dans l’aventure du déploiement des significations.


Cryptée, l’écriture de La Grotte éclatée l’est également qui, plus qu’elle ne fait alterner récit et poèmes épars, incruste des séquences poétiques dans des parties narratives qui en sortent à la fois trouées, et informées.Car quand « Radio le Caire » parle « un arabe clair » – « Il faut se lever et marcher » –, les vers qui disent Arris, le paysan devenu combattant de Novembre, sont des vers qui littéralement lecomprennent : des vers, bien entendu, qui permettent de saisir sa réponse à l’appel lazaréen, mais aussi de letenir tout entier, dans la célébration litaniquede ses noms et de ses fonctions :


Arris mon amour et ma résurrection

Arris mon mari et mon cri.

Arris mon fils et mon pain d’orge [...]

Arris mon silence et ma douleur.

Arris mon coin d’ombre et ma lumière.

Arris qui a su allumer un soir d’hiver au creux de mon âme

triste et froide un feu qui m’a illuminée et m’a tenu chaud. (Y. Mechakra, 1979,p. 67-68)


Connaître et entonner le chant d’un homme ou d’un pays (Y. Mechakra, 1979, p. 148), un « hymne avenir d’hier et de demain » (Y. Mechakra, 1979, p. 151), c’est permettre à chacun de « réappren[dre] l’Algérie » (Y. Mechakra, 1979, p. 155), de regarder son horizon « avec les yeux de sa mémoire » (Y. Mechakra, 1979, p. 149). Arris n’est pas seulement le nom d’un homme qui se lève et marche : c’est le nom de la petite ville, au pied de l’Aurès, où débute la fiction [4] (Y. Mechakra, 1979, p. 14) ; c’est aussi le nom du fils qui ressuscite le héros mort dans les entrailles de sa mère (Y. Mechakra, 1979, p. 70, p. 84). En Arris doivent alors s’entendre et le nom du père, et celui du fils, et celui du Saint-Esprit de la Révolution. Le nom vaut appel et célébration. Est-ce tout à fait un hasard si Arris est historiquement la ville d’origine de Mostefa Ben Boulaïd, militant du PPA, puis du MTLD, responsable de la zone de l’Aurès jusqu’à sa mort en mars 1956 [5] ? Et faut-il regarder comme fortuit qu’ait été trouvéedans cette petite ville de l’Aurès, sur un monument érigé par Vartaia, une inscription copiée et analysée par le célèbre antiquisant Jérôme Carcopino, à la mémoire de Vasties, un inconnu qui, parce qu’il se serait opposé aux Vandales, aurait reçu le titre de dux de l’empereur romain Valentinien III en 449(J. Carcopino et L. Leschi, 1944, p. 13-14) ? Ne pourrait-on voir en Arris un nom noyau, un nom crypte, qui tiendrait ensemble l’origine et l’horizon, la perte et la promesse ? La narratrice berce ainsi son fils mort et déposé dans un cercueil d’acier de la perspective d’un départ pour arris, « quand viendra l’indépendance » (Y. Mechakra, 1979, p. 137). « Là-bas », elle projette d’édifier « un temple » aux « murs de topaze, d’émeraude, d’opale et de saphir, d’améthyste et de rubis » – la crypte du fils, probablement aussi celle du père, réplique resplendissante et colorée de la grotte sépulcre éclatée dont le sol ne trahit plus l’existence (Y. Mechakra, 1979, p. 171).


Promesses.

La vie et la survie de la narratrice de La Grotte éclatée sont en effet portées par « le désir de voir le plus tôt possible l’Algérie libre et indépendante » (Y. Mechakra, 1979, p. 25).Pour elle qui dès l’enfance a rêvé « de partir un matin, nue, habillée de brume, à la recherche de la ligne où la terre et le ciel s’épous[ent] pour enfanter le jour » (Y. Mechakra, 1979, p. 34), l’indépendance du pays est « un espoir vivifié aux torrents de voix et de poings levés », « la marche irréversible d’un peuple qui tir[e] la terre à lui pour lui infliger la forme » de son corps (Y. Mechakra, 1979, p. 134). Elle qui après le bombardement de la grotte a dû se réfugier en Tunisie, confond dans un même amour son pays et sa maison, sa grotte et sa peine. Près de quatre ans plus tard, c’est avec douceur qu’elle foule la terre brûlante de son pays retrouvé (Y. Mechakra, 1979, p. 170) et dit, avec sa « foi en demain », son « pays et ses moissons » (Y. Mechakra, 1979, p. 172).


Le paysage mobilise, il fait lever les cœurs et les corps. Les déshérités, en effet, ne réclament jamais que « leur part du ciel » (Y. Mechakra, 1979, p. 24). Ils aspirent à des « horizons où il ne pleuv[e]que des gouttes de lumière » (Y. Mechakra, 1979, p. 70). À leurs yeux, l’arc-en-ciel est assez vaste pour être partagé en « tout petits morceaux » (Y. Mechakra, 1979, p. 54). Mais ils savent qu’il n’est de ciel accessible qu’arimé à la terre. La terre doit commencer par renaître (Y. Mechakra, 1979, p. 100), et « les chemins égarés couverts de cailloux et écrasés du soleil des Aurès » (Y. Mechakra, 1979, p. 140) se faire « chemins de verdure » (Y. Mechakra, 1979, p. 101). Demain, la charogne aujourd’hui puante se fera « terre riche en phosphore » (Y. Mechakra, 1979, p. 142), ou encore « vallée où pousse[ra] le blé » et où des marguerites « sauvages et terriblement belles » (Y. Mechakra, 1979, p. 168) « règne[ro]nt sur le cœur des enfants » (Y. Mechakra, 1979, p. 142).


L’horizon de l’indépendance informe le paysage comme la colonisation lui imposait ses stigmates. Dans La Grotte éclatée, il est annoncé par la présence d’un arbre vigile, campé au pied de l’Aurès, « sur une terre grasse à peine remuée » (Y. Mechakra, 1979, p. 14), scintillant « de résine renouvelée » (Y. Mechakra, 1979, p. 15). Quand les temps sont sombres, ne s’offrent plus au regard et au dessin que les « branches déchiquetées » d’un autre arbre « mort debout » (Y. Mechakra, 1979, p. 53, 138, 171), tordu et déraciné (Y. Mechakra, 1979, p. 105), « nu et déchiré » (Y. Mechakra, 1979, p. 123, 171), « solitaire et nu » (Y. Mechakra, 1979, p. 138), gardien de la grotte tombeau : « un arbre qui blasphème à la face du ciel » (Y. Mechakra, 1979, p. 172), dont la version euphorique serait, près d’un puits, « un vieux peuplier à l’ombre légère » (Y. Mechakra, 1979, p. 144). De même Dib, dans Qui se souvient de la mer, les arbres desséchés font office de comparants aux ruines laissées, après leur explosion, par les « nouvelles constructions » (M. Dib, 1962, p. 187). Et si se donne à lire, dans L’Enfant-jazz, « un rêve d’arbre », « debout sous le ciel », tout en éclatements bourgeonnants [6] , c’est bien plutôt dans Qui se souvient de la mer la promesse des flots, « la sagesse de l’eau » (M. Dib, 1962, p. 117), l’« influence salutaire » des vagues (M. Dib, 1962, p. 52), leur « bercement inépuisable » (M. Dib, 1962, p. 187), le retour de « la voix caressante » de la mer (M. Dib, 1962, p. 161) qui se manifestent. Alors, la « sensation » s’impose « que le commencement ou le renouveau est proche » (M. Dib, 1962, p. 161). Car la mer, comme l’arbre procède des « profondeurs » (M. Dib, 1962, p. 166). D’elle on pourrait presque dire, comme de la ville du sous-sol, qu’elle « plonge ses racines non pas dans le sol, au sens restreint du terme, mais d’une façon générale, dans le monde » (M. Dib, 1962, p. 185). La promesse du paysage n’est pas seulement promesse élémentaire et cosmique : elle porte un message politique.


Reste que l’horizon de ce paysage libéré semble aussitôt assombri et comme inquiété au cœur des récits mêmes. Quelle foi accorder aux projections de la narratrice de La Grotte éclatée, prompte à la fabulation merveilleuse et aux enchantements illusoires (Y. Mechakra, 1979, p. 104) ? Comment adhérer tout à fait au rêve d’une orpheline coutumière de s’inventer« des hommes et un pays aussi libres » qu’elle (Y. Mechakra, 1979, p. 34) ? Comment conjuguer sans douter la foi en l’avenir et la mémoire vacillante des peines (Y. Mechakra, 1979, p. 140) ? Comment s’assurer que demain ne ressemble pas désespérément à aujourd’hui ? Comment ne pas pressentir forcément douloureuse une « foi en demain, solidement clouée sur [la] poitrine » (Y. Mechakra, 1979, p. 140) ?


Dans Qui se souvient de la mer, le doute persiste de même longtemps sur la nature de la flamme guettée nuit après nuit au ras des vagues, aux portes de la cité : « est-elle étoile avide de sang ou [...] rose éclatante » (M. Dib, 1962, p. 173) ? Et si pour finir le « vide absolu, opaque » (M. Dib, 1962, p. 183) qu’elle laisse après avoir brillé« comme mille soleils » semble la clé de la ville du sous-sol,la menace spéculaire perdure. Le risque est explicite que les structures de la ville enterrée ne soient « que la réplique de celles de la ville d’en-haut, leur image renversée en quelque sorte et cachée dans les stratifications inférieures » (M. Dib, 1962, p. 185). Certes, il est aussitôt écarté : à la différence de la ville d’en-haut, celle du sous-sol « ne connaît pas de limites » (M. Dib, 1962, p. 185) et c’est la ville du sous-sol qui porte véritablement « par ces fondements vivants et actifs » celle de la surface. Demeure toutefois l’inquiétude que porte inévitablement le souvenir de la mer. Cette mer en effet, dont le songe et le souvenir constituent les termes ultimes du roman de Dib (M. Dib, 1962, p. 187), ne préexistait-elle pas à l’invasion ? Et de quelle efficace fut le « rempart » de son « eau fragile » (M. Dib, 1962, p. 35) ? Quels bénéfices reconnaître à sa clémence (M. Dib, 1962, p. 52) ? Qu’espérer d’un souvenir ? Comment concevoir un monde qui ne doive rien à l’ancien ? Ni La Grotte éclatée, niQui se souvient de la mer ne permettent de le savoir, qui font signe à l’avenir plus qu’ils ne lui font place. La réconciliation élémentaire augurée n’a pas lieu. Car pour s’inventer contre le réalisme, ces fictions ne proposent pas de s’installer dans un monde alternatif. À l’épaisseur historique des aliénations coloniales constatées, elles opposent plutôt la résistance de récits grottes, de récits cavernes, de récits cryptes. En elles, le nouveau monde s’annonce : il ne se montre pas.




  Artières, Philippe, (2003), « “Solitaire et solidaire”, entretien avec Édouard Glissant », Terrain, 41 [en ligne : http://www.terrain.revues.org/1599.


  Carcopino, Jérôme, et Leschi, Louis, (1944), « Inscription d’Arris (Aurès) en faveur de Masties », Comptes rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres , 88e année, n° 1.


  Dib, Mohammed, (1962), Qui se souvient de la mer, Paris : Seuil.


  Dib, Mohammed, (1998), L’Enfant-Jazz, Paris : La Différence, 1998.


  Dib, Mohammed, et Bordas, Philippe, (1994), Tlemcen ou les lieux de l’écriture, Paris : Éditions Revue noire.


  Djebar, Assia, (1995), Le Blanc de l’Algérie, Paris : Albin Michel ; (2002), Paris :Le Livre de poche.


  Glissant, Édouard, (1997 a), L’Intention poétique, Paris : Gallimard.


  Glissant, Édouard, (1997 b), Traité du Tout-Monde : Poétique IV, Paris : Gallimard.


  Mechakra, Yamina, (1979), La Grotte éclatée, Alger : SNED, 1979.





  [1] Mouloud Mammeri, cité in Assia Djebar,Le Blanc de l’Algérie, Paris, Albin Michel, 1995, Le Livre de poche, 2002, p. 154.


  [2] La Grotte éclatée devient alors le titre de l’ouvrage, à l’initiative de Marcel Bois, lecteur à la SNED en 1979, qui le substitue au titre original proposé par Yamina Mechakra Ma grotte et ma peine.


  [3] Dans Le Blanc de l’Algérie, Assia Djebar évoque ainsi l’écriture de ses amis disparus comme son « fil dans le labyrinthe » (A. Djebar, 1995, p. 147).


  [4] Dans le roman, la ville est désignée en petites capitales (arris), quand les personnages du père et du fils ne conservent de capitale qu’à l’initiale (Arris).


  [5] Notons que dans La Grotte éclatée le personnage d’Arris père meurt en septembre 1957.


  [6] Mohammed Dib, L’Enfant-Jazz,op. cit., p. 138.



Pour citer cet article:

Catherine BRUN, « Libérer le paysage : jalons pour l’étude d’une utopie révolutionnaire», Didactiques N°10 actes du colloque « Le Paysage Algérien Dans La Littérature Algérienne Francophone (1962 - 2015) » juillet – décembre 2016, http://www.univ-medea.dz/ /ldlt/revue.html, pp.106-117




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