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Numéro spécial de la revue Didactiques


LE PAYSAGE ALGÉRIEN DANS LA LITTÉRATURE ALGÉRIENNE FRANCOPHONE (1962 - 2015)


Les fonctions diégétiques et symboliques du vent dans Le Siècle des sauterelles et La Désirante de Malika Mokeddem

Whitney BEVILL
Université de Virginie (USA)

ISSN: 2253-0436 | Dépôt Légal: 2460-2012

Résumé | Plan | Texte integral | Bibliographie | Notes | Citation - Téléchargement

Plusieurs types de vent apparaissent dans l’œuvre de Malika Mokeddem en tant que phénomènes météorologiques, « personnages » intertextuels et miroirs psychologiques. Ces variantes de vent connotent une large palette de valeurs symboliques, tel que le mouvement, la re-création, le déplacement et l’impermanence, à la fois physiquement et métaphoriquement : le vent façonne physiquement le désert, produisant un paysage et un «lecture-scape » dans un état de flux constant. Dans Le Siècle des sauterelles (1992) et N'Zid (2001), Mokeddem crée un espace subversif par la force déstabilisatrice du vent qui permet de se libérer, d'aimer, de désirer et surtout de s'éduquer. Des paysages peuplés de Touaregs, de caravanes nomades qui sillonnent le désert, de fugitifs et de marins combattant les houles et émergeant des tempêtes; un état de nomadisme dont le mouvement manifeste l’intrication des aspirations internes de ces personnages et des forces externes contrariantes de leur milieu qui les exhortent inexorablement à la liberté. Ce trope-ci démontre la reterritorialisation de la géographie au service de l'intrigue chez Mokeddem, d’où l’intérêt d’approfondir et d’élargir notre lecture du vent dans le corpus de cet auteur.


Mots-clé : valeurs symboliques – espace – nomadisme - désert

Several types of wind appear in the work of Malika Mokeddem as meteorological phenomena, intertextual “characters,” and psychological mirrors. These various winds connote an array of symbolic values, including movement, re-creation, unhoming, and impermanence, both physically and metaphorically: wind physically shapes the desert, producing a landscape and “reading-scape” in a constant state of flux. In Le Siècle des sauterelles (1992), and N’Zid (2001), Mokeddem creates subversive space through the unhoming force of wind that allows for freedom, love, desire, and education. Tuaregs, nomad caravans, fugitives, and sailors emerge from storms, battle waves, and trek in the wilderness, their nomadic movement manifesting the interweaving of characters’ interior longings with constraining exterior prohibitions, thus nudging them toward freedom. This trope demonstrates Mokeddem’s reterritorialization of geography in the service of plot, deepening and widening our reading of wind in this author’s body of work.


Keywords: symbolic values –space – nomadism - desert


    ●    Introduction

    ●    L’imaginaire géographique de Mokeddem

    ●    Le déplacement

    ●    La transgression

    ●    Conclusion




Introduction

Paul Carter constate « Places are made after their stories...No where emergessilently [1] » (2009, p.7). Les pratiques spatiales des auteurs transforment les paysages en zones « géographiques émotionnelles [2] » qui encadrent et animent l'action des textes. Le trope du vent de Malika Mokeddem illustre merveilleusement bien ce procédé, vu que ses romans sont traversés d’un bout à l’autre par plusieurs types de vents qui sont à la fois phénomènes météorologiques, « personnages intertextuels » et miroirs psychologiques. Ces vents connotent physiquement et métaphoriquement le mouvement, la re-création, le déplacement et l'impermanence, à la fois physique et métaphorique. Le vent façonne physiquement le désert, produisant un paysage dans un état ​​de flux constant. Les paysages émotionnels dans les textes de Mokeddem, que ce soit dans le Sahara ou sur la Méditerranée, sont également en mouvement perpétuel ; et tout comme le vent façonne physiquement le désert, ces vents divers, dans son œuvre, créent à leur tour des paysages physiques et émotionnels.


Dans le cadre de la théorie postcoloniale, la théorie des rhizomes [3] de Gilles Deleuze et Félix Guattari est indispensable pour comprendre l'effondrement des centres traditionnels, qu'ils soient politiques, idéologiques, ou littéraires. La théorie aborde les systèmes de connaissances à partir d’une perspective horizontale plutôt qu’une vue hiérarchique, une différence comparable à la distinction entre les racines et les arbres, selon Deleuze et Guattari. Les auteurs expliquent : « Un rhizome ne commence et ni n’aboutit, il est toujours milieu, entre les choses, inter-être, intermezzo. L’arbre est filiation mais le rhizome est alliance, uniquement d’alliance» (1980, p.36). En outre, la géocritique reflète cette pensée postcoloniale rhizomique, cette conscience de la fin des XXe et XXIe siècles. Cette pensée a été la résultante de l’effondrement des systèmes de valeurs inhérent à l’échec de plusieurs empires européens, ainsi que la théorie de la relativité et des formes artistiques qui reflètent ces changements [4] .


L'application de la pensée géocritique aux structures des textes nous permet de voir comment elles gagnent en relief à la fois en s’élargissant et en s’approfondissant. Leur espace est prolongé dans toutes les directions. Bertrand Westphal explique : «le récit n’avance plus par continuité, mais par contiguïté» ( La Géocritique : réel, fiction, espace, 2009, p.47). Les relations d'éléments textuels servent donc à étendre le sens du texte, en stimulant, par exemple, l'interaction entre les représentations de l'espace et l'espace absolu.


Charles Bonn déclare que le récit « produit l’espace par sa propre spatialité...Cette spatialité syntagmatique est la condition nécessaire de la multiplication des ambiguïtés signifiantes » (1986, p.83). Ces deux points de vue mettent en évidence la nature rhizomique de la structure textuelle et soulignent la manière dont celle-ci multiplie la possibilité de signification et les significations du texte, faisant exploser son sens horizontalement (c’est-à-dire, l’intrigue) et verticalement (ou la «spatialité syntagmatique » à travers laquelle on interprète le texte). La poétique des paysages textuels, en outre, développe l'imaginaire géographique des espaces réels et développe l’imaginaire géographique des espaces et des lieux réels.


L’imaginaire géographique de Mokeddem

Mokeddem avait produit un imaginaire émotionnel du Sahara et de la Méditerranée dans la mesure où, par des procédés discursifs, elle avait effectué une refonte de ces espaces. Westphal explique que les mots créent des représentations de l'espace, donc le fil narratif annonce le lieu. Il donne l'exemple d’Ulysse, dont les exploits ouvrent des pistes aux explorateurs réels en les prévenant des dangers à travers la Méditerranée. Christophe Colomb est un autre exemple : il avait emporté le livre de Marco Polo quand il partit pour l'Inde.


Les paysages textuels, en d'autres termes, poussent l’intrigue et approfondissent l'espace d'un texte. En même temps, le discours créé autour de ces espaces approfondit notre compréhension textuelle et réelle de ces derniers.


Chez Mokeddem, le Sahara et la Méditerranée font figure de tropes littéraires, de grands thèmes récurrents. Son roman La Désirante (2011) se situe en Méditerranée. Le mouvement rhizomique dans cette mer et à travers ce paysage culturel fonctionnent comme des éléments intrinsèques à l'intrigue. Dans ce roman, Shamsa voyage en mer, seule pour la première fois, à la recherche de Léo, son amour perdu. Elle se met en quête d’indices afin de le trouver.


Dans le roman de Mokeddem. Le Siècle des sauterelles(1992), la jeune fille, Yasmine, perd la parole après avoir assisté à l'assassinat de sa mère. Tandis qu’il arpente le désert pour venger sa femme, son père Mahmoud raconte leur histoire d'amour qui s’est terminée en tragédie. Et bien que la mer et le désert occupe le devant de la scène dans les deux œuvres, ce qui les relie c’est bien le vent.


Je voudrais souligner ici deux éléments de perturbation apportés par le vent : le déplacement et la transgression. Ainsi, dans les romans de Mokeddem, en mettant en flux ces paysages textuels, le vent parvient à engendrer un déracinement, cause de troubles psychologiques et textuels facteurs de transgression et d’éloignement du sujet. Ainsi, le vent incarne le mouvement et cette perpetuum mobile, selon Westphal, engendre la transgression.


Le déplacement

Le vent provoque le mouvement circulaire, c’est-à-dire, nomade et rhizomique, il pousse l’intrigue et annonce un changement ou oblige les personnages à lutter contre lui. D’autant plus que cette résistance au vent par le héros et l’héroïne est amplement motivée et justifiée par ce type de déracinement. Les vents, qu'ils soient littéraux ou figuratifs, réussissent à bouleverser les codes de l'hétérogénéité qui compliquent la quête héroïque.


Le mouvement nomade de Shamsa et de Mahmoud à travers, respectivement, les escales et le désert algérien, est également déstabilisant pour le lecteur : il est difficile de suivre leurs passages car les repères se mélangent et se confondent, ne laissant finalement qu'un désert de sables mouvants et une mer ondoyante. Ces géographies sont les seules certitudes des textes. Le texte abandonne le mouvement linéaire, sauf pour la vraie quête du héros : celle de l'amour.


Shamsa, « la fille du désert », pour la première fois, prend la mer sans Léo dans un bateau baptisé Vent de sable. Elle rompt avec ses anciennes habitudes et se déplace seule dans un espace autrefois réservé au couple. Ce navire porte bien son nom : « Il est devenu le lieu du huis-clos amoureux à l’épreuve de l’infini » (p.28). Il a été ainsi nommé en raison du rôle du vent de sable à la fois dans sa vie et dans celle de Léo.


Lors d'un voyage dans le désert algérien, Léo a un accident de voiture qui le laisse blessé et bloqué pendant plusieurs jours. Une semaine plus tard environ, il voit une tempête qui s’approche et pense qu'il va bientôt mourir. Au lieu de cela, la tempête apporte le salut sous la forme de nomades qui le secourent :


Ce fut dans les plus fortes rafales de la tempête que tu entendis des voix. Tu avais d’abord cru à des hallucinations, jusqu’à ce que des mains expertes en premiers soins te touchent, celles de caravaniers. Ils avaient aperçu la carcasse de ta voiture, juste avant que la tourmente n’efface tout, et s’étaient précipités dans ta direction. Au lieu de t’achever, le vent de sable t’avait secouru.(pp.46-7)


Pour sa part, l’enfant Shamsa est abandonnée sur un camion qui circule entre Aïn Dakhla et Oran, avec un mot indiquant : «Elle est née dans la nuit. Sauvez-la s’il vous plaît ». Les conducteurs partent sans savoir que le bébé part avec eux aussi. Ils voyagent à travers le désert. Le camion chargé lutte contre le vent de sable, et les conducteurs s’arrêtent pour une pause thé avant de s’engager sur les routes sinueuses de l’Atlas. Tout d’un coup, ils entendent des cris et découvrent l'enfant. Finalement, ils le confient aux mains de religieuses dans un couvent à proximité :


Complètement recouvert de sable, le couffin ressemblait au tumulus d’une petite tombe de laquelle seul émergeait mon visage. Est-ce la clémence ou les superstitions engendrées par cette chose surréelle—ainsi transportée par un jour de grand vent à travers le désert, les steppes des Hauts Plateaux et les flancs abrupts de l’Atlas—qui guidèrent ces hommes vers une communauté de sœurs blanches dont ils connaissaient l’existence à Misserghine, près d’Oran ? Ils s’y étaient rendus expressément. (p.48)


Mokeddem, dans ces deux passages, juxtapose la vie et la mort en utilisant le vent de sable. Du déséquilibre provoqué dans la violence et l'aveuglement de la tempête, la vie surgit. Ceci souligne la nature binaire du vent de sable qui se répète à travers l’œuvre de Mokeddem.


De plus, l'entropie du vent de sable engendre des perturbations. Les tempêtes dans la vie de Leo et de Shamsa laissent présager la mort, mais ce même chaos annoncé les mène à leur salut. Finalement, il guide leurs pas vers le navire, le Vent de sable, cadre de l’épanouissement de leur idylle maritime. Il sert à nouveau lors du second salut de Léo quand Shamsa utilise le navire afin de le sauver des terroristes qui l'ont kidnappé.


Le bateau permet également à Shamsa de franchir les frontières politiques sur la Méditerranée. Elle peut circuler en toute sécurité protégée par l’amour, alors qu'elle sait que les réfugiés politiques et économiques qui ne se trouvent pas à l’abri à bord du navire Vent de sable courent le risque de mourir noyés ou d’être bloqués à Lampedusa. « [J]e me trouvais à bord d’un voilier en partance pour ce Sud qu’ils fuyaient...Eux ils s’étaient échoués là, pleins de détresse et de lassitude. À mi-chemin d’une survie besogneuse, de fantasmes tant de fois rabâchés qu’ils en avaient perdu les contours » (p.121).


Ces deux vents de sable, la tempête et le navire, sont des espaces de transgression dans le sens latin du mot transgredi parce que leur sens est toujours en flux ; ils se déplacent constamment d'un endroit physique et métaphorique à l'autre, dépassant la monosémie et embrassant la polysémie. Malgré la perte, la violence et le déracinement, le vent de sable fonctionne comme le seul espace heureux dans un paysage où règne la peur [5] .


Le Vent de sable semble transgresser même les frontières textuelles. Dans La Désirante, Shamsa compare les catastrophes provoquées par l'immigration, et dont elle a été témoin, aux récits de Charybde et Scylla de l'Odyssée, ces deux monstres mythiques qui dévorent les marins dans le détroit de Messine :


Charybde étend son empire à toutes les côtes du sud...Les gouvernements du Nord adoptent les pratiques de Scylla. Ils ponctionnent et rançonnent à leur gré ces vagues de migrants. La Méditerranée, elle, est comme toutes les mères. Elle porte ceux qui ont ses faveurs dans la joie et la sérénité et noie, de mille manières, les indésirables. (pp.123-4)


Shamsa s’identifie à « désirante » engagée dans une quête et soucieuse de surmonter son identité d’orphelin originaire d’un pays qui a été ravagé par la guerre. Le navire le Vent de sable s’apparente ainsi au vaisseau d'Ulysse dans une version moderne du périple antique, où devront être affrontés les monstres du terrorisme, de la guerre et celui du désastre économique.


La transgression

Un second type de perturbation met en scène des puissances extérieures qu’on voit dans Le Siècle des sauterelles agissant sur l'Algérie, la famille et le corps. Les vents violents reflètent ce malaise dans un contexte colonial : « colère du vent », « souffle tyrannique du vent » et « démences du vent » (pp.156, 191) sont autant de descriptions qui démontrent les implications variées de ce vent. Étant donné que, plusieurs vents apparaissent dans ce roman [6] , textuellement, ils fonctionnent comme reflet de la violence, modelant des paysages qui traduisent des états psychologiques. Mokeddem juxtapose donc des espaces heureux avec des paysages de peur afin de mettre en évidence la fragilité de l'espace intérieur face à de telles forces de déracinement.


Dans Le Siècle des sauterelles, un vent du nord apporte des essaims de sauterelles : « il [le vent] amassait les nuées de sauterelles en tornades compactes et, d’un soufflet rageur, les propulsait au loin. Maudits insectes, fanatiques de la mandibule ! » (p.115). Tout comme les personnages et le paysage souffrent sous les assauts de ces insectes, Mahmoud, lui aussi, souffre dans le désert contre les colons français qui le poursuivent, ainsi que contre El-Majnoun, « le pirate, mieux encore, le roi du désert » (p.220). El-Majnoun, apprenons-nous, avait assassiné Nedjma, l'épouse de Mahmoud. La vie de ces personnages s’en trouve bouleversée à tout jamais. Yasmine, leur fille, est radicalement perturbée par ces événements, et la perception que Mahmoud a du désert en est alors radicalement transformée. Autrefois associé à l’amour, ce lieu devient pour lui synonyme de perte et de vengeance. Le déchaînement du vent à différents tournants du récit a laissé à chaque fois augurer l’avènement d’une plaie ou d’une catastrophe imminente.


Yasmine est doublement terrorisée par la sédentarité et le silence. Traumatisée par la disparition de sa mère, elle sombre dans le mutisme, et passe la majorité du roman dans le silence : « Elle se représente si bien par la hargne des éléments, Yasmine...Son ouragan à elle, c’est le silence » (p.157). Lorsque son père la confie à une famille sédentaire afin de poursuivre El-Majnoun, elle ne parvient qu’à pousser un cri primitif quand elle voit le meurtrier au marché.


Finalement, elle finit par récupérer sa voix, puis refuse un mariage arrangé. Témoin de la mort de sa sœur adoptive après un mariage forcé, elle se rend compte que la fuite est sa seule chance de s’en sortir, parce que les femmes algériennes « sont saturées de lait amer, cassées, arrachées par les crues, courbées par tous les vents, malmenées par tous les temps. On les croirait calcinées, mortes ! » (p.258). Animée par une volonté propre, elle repart cette fois à la recherche de son père, quand soudain le sirocco se remet à souffler :


Le vent la gifle. Le vent la griffe et siffle son fouet à ses oreilles. Chauffe, cuit sa peau aux cardes des sables. Râpe son gosier, abrasé par la poussière, colle son palais, crissent ses dents. Yasmine a si soif... Partir, voilà tout. Elle n’a à boire que le souffle torride du vent. (p.271)


Malgré sa mobilité et sa voix retrouvées, elle n’est pas au bout de ses peines et doit encore se défendre, car mise en danger par sa propre transgression des frontières entre les sexes, représentée par ce vent contraire.


Avant de partir à la poursuite d'El-Majnoun, Mahmoud assigne à sa fille la tâche d'écrire l'histoire de sa famille. Yasmine, qui a été autant marquée par la violence que le Sahara, l’est par les vents violents, est comparée par Mokeddem, dans cet extrait « Les sables ne gardent mémoire que des vents » (p.225), à ces sables dont le paysage est créé par des forces extérieures violentes. Tout comme les nomades n’ont qu’« une seule volonté : prouver à la mort » (p.137) par leur mouvement d’« écriture cursive » (ibid.) dans le désert, Yasmine aussi produit sa propre écriture pour lutter contre la mort de sa voix.


Quand elle découvre que les gendarmes ont tué son père, elle prononce une autre sorte de cri primitif. « Baba habibi ! », elle crie encore et encore. Le sirocco engloutit ses cris :


Il assèche ses larmes au seuil des paupières. Il les sculpte en cernes de sable. Et la souffrance ne verra jamais ses prunelles mouillées...Yasmine s’immobilise, tout à coup attentive à ce corps à corps, douleur à douleur avec le sirocco. Le vent pleure pour elle, fulmine pour elle, accuse à sa place. Il est l’interprète de sa tempête intérieure. (p.275)


Cette fois, le vent qui tient une fonction adjuvante vient à son secours. Il sèche ses larmes et finit par l’emmener loin de ce cadre de la perte et du déracinement.


De manière assez significative, le vent associé à Yasmine est élevé au-dessus des forces malveillantes susmentionnées : Yasmine est un ouragan. À la fin du roman, on constate que plusieurs sortes de vent ont causé des troubles psychiques déséquilibrants, mais qu’ils ont aussi amené Yasmine à finalement abandonner son mutisme, et à renouer avec le discours et la mobilité : « Elle va d'où vient le vent » (p.271). Elle quitte la famille sédentaire, poursuit sa propre quête et trouve ainsi la rédemption.


Les dernières pages du roman sont marquées par l’usage de certains procédés stylistiques tel que la répétition de la phrase « On dit que » (pp.276-9), l’auteur suggère plusieurs épilogues, donc plusieurs avenirs fantastiques possibles pour l’héroïne, Yasmine. Ces mots ne fournissent pas de fin explicite pour l'histoire. Les mots, apprenons-nous, sont les oraisons du vent et les odyssées de l'imagination, selon Mokeddem. L'imaginaire rend possible le salut de Yasmine (tout comme l'espace et le vent l’avaient fait) et fait exploser le sens de l'histoire de Yasmine, laissant le lecteur face à une conclusion rhizomique.


Conclusion

La perturbation aboutit au mouvement et, surtout, au salut dans ces deux romans. Les vents qui sont mentionnés dans l’œuvre de Mokeddem épousent le mouvement ou s’y opposent. Les personnages dans ces textes trouvent le salut contre toute attente, en dépit de la violence exercée contre eux, en se lançant à corps perdu dans une quête effrénée d'amour et de liberté contre les vents adverses jusqu’à l’épanouissement final. Le vent ainsi provoque un mouvement libérateur, celui de la transgression des frontières et des possibilités infinies.




 Bonn, Charles, Problématiques spatiales du roman algérien, (1986) Alger : Entreprise Nationale du Livre.


 Carter, Paul,Dark Writing : Geography, Performance, Design, (2009) Honolulu : University of Hawaii Press.


 Deleuze, Gilles et Félix Guattari, Mille Plateaux : Capitalisme et Schizophrénie, (1980) Paris : Les Éditions de Minuit.


 Gregory, Derek. Geographical Imaginations, (1994) Cambridge: Blackwell.


 Mokeddem, Malika,La Désirante,(2011) Paris: Éditions Grasset et Fasquelle.


  ..., La Transe des insoumis,(2003) Paris: Grasset.


  ..., Le Siècle des sauterelles, (1992). Paris : Ramsay.


  ..., Mes hommes, (2005) Paris : Éditions Grasset et Fasquelle.


 Mortimer, Mildred, Writingfrom the Hearth: Public, Domestic and Imaginative Space in Francophone Women’s Fiction of Africa and the Caribbean , (2007) Boulder: Lexington Books.


 Tuan, Yi-Fu. Landscapes of Fear, (1979) New York : Pantheon Books.


 Westphal, Bertrand, La Géocritique : réel, fiction, espace, (2007) Paris : Éditions de Minuit.


 ..., éd,La Géocritique : mode d’emploi, (2000) Limoges : Presses Universitaires de Liomoges.





 [1] « Les lieux sont façonnés d’après leurs récits... Aucun lieu n’émerge silencieusement. » (Traduction par l’auteur.)


 [2] Dans Geographical Imaginations (1994), Gregory explique la théorie d’Anderson et de Smith (2001) comme des espaces où les vies sont émotionnellement formées, notamment par le mal, la perte, la honte, la réparation et / ou la réconciliation. Ces espaces sont a) intertextuels parce que leur présent est un palimpseste de multiples textes encore présents et b) ils sont greffés sur l'espace-temps qui est représenté. Des exemples incluent le Saint-Pétersbourg de Dostoïevski, le Dublin de Joyce, le Prague de Kafka et le Tanger de Bowles. Mokeddem ainsi démontre systématiquement les liens entre l’espace perçu et l'espace réel.


 [3] Voir Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux: Capitalisme et Schizophrénie, (1980) Paris: Les Éditions de Minuit.


 [4] Dans La Géocritique : réel, fiction, espace (2007), Westphal offre les exemples de Calligrammes par Apollinaire, Le degré zéro de l’écriturede Barthes, Pour un nouveau roman de Robbe-Grillet et la théorie de chronotopespar Bakhtine comme des exemples de cette déstabilisation radicale.


 [5] Mildred Mortimer fait remarquer que la notion d’« espace heureux » de Gaston Bachelard (2007, p.11) connote un espace non seulement de bonheur mais aussi de chance, et de fertilité et de production. Elle conçoit des espaces heureux dans le contexte de la littérature postcoloniale comme des espaces domestiques et féministes, où le foyer reflète l’ordre cosmique et de la bienveillance. Le vent de sable est en effet un tel espace dans l'œuvre de Mokeddem quand il sert un but rédempteur. En revanche, Yi -Fu Tuan constate que «les paysages de la peur » [landscapes of fear] (1979, pp.5-7) perturbent l'espace heureux. Il souligne que la réaction aux craintes de la maladie, des animaux sauvages, de la folie, etc. façonnent nos idées de lieu aussi. Les êtres-humains tentent de contrôler l'espace à travers la mise en quarantaine, la chasse ou dans des asiles pour repousser ces menaces existentielles.


 [6] Dans les romans de la Mokeddem sur le thème de la Méditerranée, plusieurs vents différents apparaissent. La tramontane, mentionnée dans N’Zid et La Transe des insoumis, est un vent du nord de l'Italie qui souffle à travers les montagnes et sur la mer Méditerranée. L'expression «perdre la tramontane» signifie «perdre l'étoile du Nord » ou « être désorienté» ce qui connote l'importance de la géographie humaine des phénomènes météorologiques et qui reflète les imaginaires textuels qui complément le réel. Le meltem (qui signifie «brise» en turc), est un vent sec du nord-ouest, également appelé le vent Etésien, qui affecte la Méditerranée orientale pendant l'été ; Mokeddem y fait allusion dans N'Zid. Le sirocco, brièvement mentionné dans Des rêves et des assassins, est un vent sec et poussiéreux d'origine maghrébine qui traverse le désert et la Méditerranée, où il atteint des vitesses de l'ouragan, battant le sud de l'Europe et produisant un temps chaud et humide. Il est attribué à divers problèmes de santé ainsi que les marées hautes qui affectent les niveaux d'eau à Venise. L'expression « vent de sable » apparaît dans tous les romans de Mokeddem.



Pour citer cet article:

Whitney BEVILL, « Les fonctions diégétiques et symboliques du vent dans Le Siècle des sauterelles et La Désirante de Malika Mokeddem», Didactiques N°10 actes du colloque « Le Paysage Algérien Dans La Littérature Algérienne Francophone (1962 - 2015) » juillet – décembre 2016, http://www.univ-medea.dz/ /ldlt/revue.html, pp.137-148




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